Préface au livre de Luc Isebaert paru fin 2015 aux eds érès : « Alliance thérapeutique et thérapies brèves, le modèle de Bruges »
La fantaisie, l’originalité de Luc liée à sa rigueur et à sa vaste culture m’autorisent à soutenir mon propos en recourant à la métaphore. Je me permettrai donc de donner une version résumée de la fable des “aveugles et de l’éléphant “ contée par Idries Shah dans ses contes derviches : “ Un roi très puissant avait établi un camp dans le désert près d’une cité dont tous les habitants étaient aveugles. Il possédait un éléphant de belle taille qui impressionnait fortement ses sujets. Les membres de la communauté d’aveugles brûlaient de voir l’éléphant et se précipitèrent en désordre à sa découverte. Comme ils ne connaissaient ni la forme ni même le contour de l’éléphant, ils tâtèrent à l’aveuglette, recueillant des informations en touchant telle ou telle partie de l’animal. Chacun croyait savoir quelque chose parce qu’il avait pu en sentir une partie. Lorsqu’ils revinrent auprès de leurs concitoyens, ils furent aussitôt entourés de groupes avides de savoir. On interrogea l’homme dont la main avait atteint une oreille. Et cet homme d’affirmer : “C’est une grande chose rugueuse, aussi large qu’un tapis.“ Celui qui avait touché la trompe proclama :“Moi, je sais à quoi m’en tenir. Cela ressemble à un tuyau droit et creux, horrible et destructeur.“ “Il est puissant et ferme comme une colonne“, dit à son tour celui qui avait tâté les pattes….Bref ! Sans avoir besoin de passer en revue tous les détails de ce que chacun avait pu appréhender, nous pouvons dire que chacun attribuait à la totalité la partie qu’il avait saisie. Ce qu’ils transmettaient en disait plus sur leurs schémas d’assimilation que sur le sujet qu’ils prétendaient saisir. La réalité à laquelle ils s’étaient confrontés ne pouvait être atteinte qu’à travers la mise en relation de leurs différents schémas d’assimilation. La seule objectivité à laquelle ils pouvaient prétendre n’était qu’une objectivité par intersubjectivité.
Depuis la création du courant systémique en thérapie au milieu du siècle passé, les systémiciens se sont montrés prolixes en modèles censés capturer la complexité des différents éléments de la réalité (L’éléphant !) à laquelle ils étaient confrontés. C’est là un mécanisme heuristique fécond à condition que l’on accepte la perspective d’une interaction fonctionnelle et dynamique des modèles systémiques dans la mesure où comme nous le dit Jean Piaget dans “Biologie et Connaissance“ : “On fait du nouveau à partir du connu et par renouvellement du connu par le nouveau“.
Nous avons actuellement un défi épistémologique de taille à relever pour pouvoir intégrer les découvertes stimulantes que nous amènent à un rythme accéléré les neurosciences dans le champ de la thérapie. Si nous parcourons la littérature à ce sujet nous pouvons constater un risque de réductionnisme causal et linéaire du vécu psychologique sur le neurophysiologique, comme si le sujet se réduisait à son cerveau. Un exemple paradigmatique de ce risque de réductionnisme peut se saisir dans l’engouement explicatif de pans entiers de la vie psychique par les neurones miroirs. Ils jouent certainement un rôle dans bien des apprentissages sensori-moteurs mais on ne peut y réduire la complexité de notre intersubjectivité. De notre point de vue inspiré en cela par l’épistémologie piagétienne il ne peut y avoir de relations causales entre les réseaux de neurones, les différents centres d’activité du cerveau (“le matériel“) et le vécu psychologique (“le logiciel“). Le corps et l’esprit sont en effet deux niveaux de description différents d’une même réalité ontologique : le sujet humain.
Cette vision unifiée du sujet humain nous la trouvons chez Luc dans sa théorie des habitudes. Les habitudes relèvent des structures suivantes impliquant trois niveaux : le logos (la pensée réflexive et les automatismes sémiotiques), le pathos (le niveau de l’émotion) et d’une troisième se subdivisant en deux : l’èthos (l’aspect morale et éthique de l’habitude) et l’éthos (l’aspect “éthologique“, automatisé, comportemental de l’habitude). Ces trois structures fonctionnent de façon conjointe même si au cours du processus thérapeutique un niveau sera plus privilégié selon le contexte, le contexte ou oikos représentant un quatrième élément fondamental du fonctionnement en boucle interactive de ce dispositif. Ce niveau de fonctionnement des habitudes qui capture la phénoménologie tant mentale que sensorimotrice de la conduite psychologique peut être décrit au niveau de sa réalisation neurophysiologique par l’interaction conjointe des zones du système nerveux central (cortex, encéphale limbique, tronc cérébral, moelle épinière) et du système nerveux périphérique (système sympathique et parasympathique).
Nous ne pouvons nous empêcher de faire un lien à plusieurs niveaux entre la théorie des habitudes de Luc et la théorie des schèmes chez Piaget. Ainsi que la théorie des habitudes elle s‘inscrit comme un niveau théorique qui nous permet d’intégrer l’apport actuel des neurosciences autrement qu’en termes réductionnistes. Elle ouvre aussi sur une théorie des valeurs qui met en évidence la pertinence fonctionnelle de l’approche de Luc en thérapie. La construction du schème piagétien est la résultante évolutive des interactions continues et réciproques autant que directes de trois systèmes de valeurs fondamentaux qui constituent l’architecture psychologique du sujet : l’éthologique (les instincts et les réflexes), le praxique (Les émotions et les automatismes sensorimoteurs et sémiotiques), et le réflexif. Comme chez Luc chacun de ces systèmes doit pouvoir se subordonner les autres selon la fonction à accomplir[1]. Chacun peut ainsi remplir deux rôles : de supérieur et de subordonné. La relation qui unit ces systèmes est donc celle de ce que nous appelons avec W. McCulloch celle de “l’hétérarchie“, les différentes organisations hiérarchiques qui prennent forme au cours du processus thérapeutique n’étant jamais que provisoires et fluctuantes. Chaque subordonné doit en effet pouvoir reprendre le contrôle à titre de supérieur, lorsque ses intérêts vitaux sont menacés. C’est ce qui rend possible le fait que face à certains évènements, l’activité de planification et d’anticipation réflexive peut en arriver à subir des ruptures, des inhibitions ou des interruptions critiques. C’est ce que nous voyons particulièrement à l’œuvre dans les situations traumatiques où nous pouvons assister à une inhibition fonctionnelle de l’activité représentative et symbolique au profit de l’activité sensorimotrice (éthologique) du sujet pour lequel il est plus utile de fuir, d’attaquer ou de se soumettre que de réfléchir et de planifier…Cette perspective hétérarchique du fonctionnement psychologique nous paraît un point central dans la théorie des habitudes de Luc. Par rapport aux habitudes prises qui nous empêcheraient de choisir ou par rapport aux comportements symptomatiques où nous avons la conviction que “nous ne pouvons pas choisir de ne pas choisir“, l’objectif de ce modèle thérapeutique centré sur les compétences “est d’aider les patients à pouvoir choisir de choisir, à se sentir libre de nouveau d’exercer leur libre arbitre…“
Nous pourrions ainsi longuement poursuivre notre dialogue avec Luc, mais ce serait retenir indûment le lecteur sur le chemin de sa découverte de ce bel ouvrage. Qu’il me soit permis pour conclure de le remercier d’avoir par son œuvre maintenu vivante, actuelle et éveillée la passion pour la pensée et la pratique systémique.
O.Real del Sarte
Psychologue psychothérapeute FSP
oreal@bluewin.ch
[1] Nous faisons référence aux travaux de Piaget dans l’univers des rapports Sujet/Sujet, notamment dans le domaine des échanges coopératifs. Comme démontré dans “Intelligence et affectivité dans le développement mental du jeune enfant“ et dans “Les Études Sociologiques“ (textes que l’on peut trouver sur le site de la fondation Piaget, www.fondationjeanpiaget.ch/Textes/), Piaget dans ce domaine s’intéresse au « sujet psychologique » dans lequel les différentes étapes de sa construction n’obéissent pas à des emboîtement successifs et linéaires comme dans le cadre de la construction du sujet de la construction des connaissances scientifiques ou « sujet épistémique ».