Recherches sur la genèse du nombre (1)
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Le but de ce cours et de celui de la semaine prochaine est double : 1. insister une nouvelle fois sur le caractère indissociablement épistémologique et psychologique des recherches psychologiques de Piaget (caractère le plus souvent ignoré des auteurs de traités de psychologie du développement), 2. décrire les aspects principaux de la genèse et de la construction du nombre chez l’enfant. Aujourd’hui, nous allons à nouveau faire un détour historique pour prendre connaissance du contexte intellectuel et scientifique à partir duquel Piaget a initié ses recherches sur la construction du nombre chez l’enfant et qui éclaire leur nature à la fois psychologique et épistémologique. Ce détour livrera en particulier un aperçu des travaux de philosophes, de logiciens et de mathématiciens sur la question des fondements du nombres qui nous permettra ultérieurement de mesurer combien la recherche piagétienne leur est redevable et combien en retour celle-ci contribue à clarifier ce que signifie le nombre. La semaine prochaine, je présenterai quelques-unes des recherches de Piaget et de ses proches collaborateurs, recherches dont l’intérêt premier pour tout psychologue de l’enfant et pédagogue est de prendre connaissance de ce que peut bien être et comment s’acquiert ce savoir numérique que tout adulte prête à l’enfant sans trop savoir ce qu’il entend par là.
Le contexte intellectuel et scientifique. Survol historique
a) La psychologie
1. La psychologie de l’enfant
Avant Piaget, il semble qu’aucun psychologue ne se soit penché sur la question de la genèse du nombre chez l’enfant et encore moins de sa construction, ceci dans le but de les expliquer. Plusieurs enquêtes avaient certes été réalisée au sujet de l’acquisition du nombre chez les enfants, mais ceci dans le but de connaître, à des fins psychopédagogiques l’âge moyen auquel telle ou telle connaissance numérique était maîtrisée par eux, et donc dans le souci de connaître l’âge auquel telle ou telle série de nombres, notion ou opération numérique pouvait être l’objet d’un enseignement prenant en compte leurs capacités d’apprentissage. On trouve cependant dans un bref article publié en 1890 par Alfred Binet (l’un des pères fondateurs des tests supposés mesurer le développement de l’intelligence) une étude sur la perception de la numérosité chez l’une de ses filles âgée de 4 ans qui frôle l’une des découvertes majeures que Piaget fera environ ½ siècle plus tard.
Binet s’était posé la question de savoir comment sa fille s’y prenait pour affirmer tout à fait correctement et ans aucun procédé de comptage qu’il y a plus de jetons dans une collection de 18 jetons placés devant elle que dans une collection de 16 jetons de même taille. Son hypothèse était alors que l’enfant fonde son jugement sur la perception d’ensemble de la collection : « il n’y aurait […] point, à proprement parler numération », mais seulement « perception d’une grandeur discontinue » au moyen de la place plus grande occupée sur la table par la collection de 18 jetons. Pour tester cette hypothèse, il a eu alors l’idée de présenter deux collections de jetons à sa fille : la même collection de 18 jetons, ainsi qu’une deuxième collection de 16 jetons, mais cette fois de taille plus grande. La réponse de l’enfant a confirmé son hypothèse : pour la fillette, la collection de 16 jetons contenait plus d’éléments que celle de 18.
Une deuxième expérience porte à nouveau sur la comparaison numérique de deux collections, mais dont chacune est composée d’un nombre plus petit de jetons que ce n’est le cas dans la première expérience. Cette fois, la fille de Binet compare correctement les deux collections, pour autant que la première ne contienne pas plus que 5 petits jetons, et la seconde que 4 gros jetons. Dès que son père lui demande de comparer deux collections, l’une de 6 petits jetons et l’autre de 5 grands jetons, elle affirme à nouveau que la seconde en contient plus que la première.
Cette unique étude de Binet est intéressante non seulement par ses résultats, mais également en ce que l’on peut y déceler une certaine similitude avec les recherches piagétiennes à venir sur la genèse du nombre chez l’enfant. Néanmoins, une telle similitude reste superficielle pour une raison sur laquelle il convient d’insister : à aucun moment Binet ne pose la question de savoir qu’est-ce qui va permettre à l’enfant d’aller au delà d’un jugement de quantification basé sur la seule perception d’une numérosité toujours plus ou moins étroitement liée à l’espace occupé et d’acquérir la notion opératoire de nombre, seule apte à fournir un fondement naturel à la science des nombres. C’est que la réponse devait lui paraître trompeusement évidente (comme elle apparaît souvent tout aussi trompeusement chez les parents qui admirent les activités de comptage auxquelles les jeunes enfants se livrent sous leur aimable incitation) : l’apprentissage du « dénombrement » [1].
En bref, il semble bien qu’avant Piaget il n’existait aucune programme de recherche semblable au sien et caractérisé par ce souci (1) de joindre le questionnement épistémologique sur la nature et l’origine logique du nombre tel que l’ont formulé les mathématiciens philosophes (ou les philosophes mathématiciens) de la fin du 19e siècle, et (2) le questionnement sur la genèse du nombre naturel chez l’enfant, questionnement dès lors non seulement psychologique mais également épistémologique, puisque attaché à dégager ce que signifie véritablement cette notion de nombre que l’enfant acquière vers 6-7 ans environ, et qui va au-delà de la simple saisie perceptive de la numérosité d’une collection (numérosité dont il s’agit également de clarifier la signification). C’est cette jonction du questionnement épistémologique et de la recherche psychologique qui sera la source de l’apport tout à fait original et fécond des recherches piagétiennes sur la genèse du nombre chez l’enfant et qui distingue donc ces recherches de celle publiée par Binet en 1890.
Au demeurant, il est peu probable que Piaget ait eu connaissance de cette recherche restée isolée de Binet sur la perception de la numérosité chez l’enfant, celle-ci ayant été réalisée une trentaine d’années avant que Piaget ne démarre ses propres enquêtes de psychologie génétique. Par contre, il avait connaissance d’autres travaux qui ont certainement facilité la mise en place de ses recherches sur la genèse du nombre chez l’enfant. Il connaissait en particulier très bien les travaux d’Alice Descœudres [2] réalisés à l’Institut Jean-Jacques Rousseau dans les années mêmes où il créait son propre programme de recherches, incluant la question de la genèse du nombre (ou les précédant de peu). Contrairement à celui de Binet, les travaux de Descœudres donnent une plus juste image de la situation de la psychologie de l’enfant, que Piaget a rencontrée lorsqu’il a démarré ses recherches. Aussi, arrêtons-nous un instant sur un ouvrage sur Le développement de l’enfant de 2 à 7 ans, publié en 1920 par Descœudres, et qui est essentiellement un recueil et une présentation de tests de développement, avec les âges auxquels les enfants acquièrent en moyenne telle ou telle notion. Le chapitre 8 de cet ouvrage a pour objet le développement du nombre. Son auteur y présente onze tests du pédagogue belge O. Decroly modifiés par elle. La liste des tests auxquels les enfants sont confrontés est la suivante :
1. Reproduire un (petit) nombre d’objets | 7. Donner 1, 3, 4 objets |
2. Reproduire autant de doigt que d’objets | 8. Enumérer la suite des nombres |
3. Autant d’objets que de doigts | 9. Dénombrer les objets |
4. Imiter des coups frappés | 10. Loto d’objets identiques |
5. Dire combien de coups | 11. Loto d’objets disposés différemment |
6. Dire combien d’objets |
A titre d’illustration, voilà une description plus détaillée du premier test et du quatrième, ainsi que les pourcentages de réussite des enfants selon le degré de difficulté des test, que l’adulte fait varier en fonction des réponses données ou des comportements observés.
Le premier test tout d’abord : le psychologue place 1, 2 ou 3, ou 4, 5 ou plus de 5 objets sur un carton situé devant lui. Il demande ensuite à l’enfant de faire la même chose avec des cailloux mis à sa disposition, en les plaçant à son tour sur un carton se trouvant en face de lui. Les résultats sont les suivants : jusqu’à 3 ans, si tous les enfants peuvent reproduire correctement l’action de placer deux objets, seuls 19% le font pour 3 objets ; par contre, à 3 ans ½, 67% reproduisent l’action de poser 3 objets, mais seulement 13% pour 4. Enfin, à 4 ans, 78% reconnaissent 3 objets, mais seuls 25% reproduisent correctement l’action de poser 4 objets.
Quant au quatrième test, en voilà la description et les résultats. Le psychologue frappe un petit nombre de coups sur une table à la fréquence d’un par ½ seconde et il demande à l’enfant de faire la même chose que lui. Les enfants progressent plus lentement et irrégulièrement dans cette tâche que dans la précédente. À 3 ans, ils ne sont que 7% à reproduire correctement 3 coups ; à 3 ½ ans, 40% et à 4 ans 50%.
Outre la description des tâches et les statistiques des réponses, Descœudres présente les réponses les plus types des enfants de différents âges pour chacune des différentes épreuves. Mais ce qui est le plus frappant dans la présentation que fait cet auteur du développement du nombre chez l’enfant, c’est l’absence de toute analyse conceptuelle ou épistémologique de ce que peut bien signifier les réponses ou les comportements des enfants. Par exemple, les différences de résultats entre les deux épreuves, l’une visuelle et l’autre auditive, de reproduction des actions du psychologue pourraient être intéressantes à analyser dans l’optique de saisir ce que peut bien être le nombre pour un enfant de 3 ou 4 ans, donc du point de vue de sa construction chez un jeune enfant. Si Piaget pourra certes bénéficier de cette culture de l’interrogation du jeune enfant que l’on trouve chez tous les concepteurs de tests servant à apprécier le niveau de développement cognitif des enfants dans différents domaines, et ici en particulier celui du nombre, il fera en retour accomplir à ce genre d’interrogation une véritable révolution en l’enrichissant d’un questionnement épistémologique seul à même de saisir les raisons internes d’un tel développement.
Nous n’avons pour l’instant illustré que l’état dans laquelle se trouvait la psychologie de l’enfant en ce qui concerne les recherches sur le nombre lorsque Piaget a démarré ses propres travaux. D’autres recherches ont été réalisées sur le terrain de la psychologie animale et de la psychologie des adultes. Donnons également un bref aperçu de quelques recherches qui confirmera la généralité de ce constat.
2. Le nombre en psychologie animale et en ethnologie
On trouve dans le remarquable ouvrage sur « L’intelligence avant le langage » que Pierre Janet a publié en 1936 un chapitre d’une quinzaine de pages consacré à la « psychologie du nombre ». Ce chapitre confirme le caractère peu développé des travaux relatifs au nombre. Janet commence certes par y affirmer que « la psychologie du nombre est aujourd’hui à la mode ! » [3], mais la présentation qu’il en donne révèle que, si mode il y avait vraiment alors, le traitement de la question restait des plus superficiels et se faisait le plus souvent en dehors des frontières de la psychologie expérimentale.
Tout d’abord, Janet commence par affirmer que les premiers à avoir prêté quelque attention à la psychologie du nombre sont des mathématiciens et non pas des psychologues. À ce point de sa présentation, Janet ne donne aucun nom de mathématiciens et ne dit rien de leurs réflexions à ce sujet, mais on verra tout à l’heure que le résultat de cette réflexion n’est nullement négligeable du point de vue de la recherche psychologique.[4] Si, pour Janet, ce sont donc les mathématiciens qui ont jeté les premières bases d’une psychologie du nombre, il n’en demeure pas moins que « depuis quelque temps [les nombres] sont étudiés par les psychologues, qui essaient de remonter à leur origine et de comprendre quelles sont les opérations de l’esprit qui leur ont donné naissance » (op. cit., p. 237). Les travaux qu’il mentionne alors relèvent soit de la psychologie animale, soit de l’ethnologie, et non pas de la psychologie du développement, ce qui confirme l’absence de recherche sur la genèse du nombre dans ce sous-domaine de la psychologie.
Sur le terrain de la psychologie animale, Janet commence par mentionner les travaux portant sur la soi-disant capacité de calcul arithmétique des chevaux, qui relèvent plus de la charlatanerie que de la science, mais qui ont tout de même l’intérêt de révéler, de manière toute fortuite, que les chevaux sont capables de discriminer des suites de son selon le nombre de sons entendus (ils frapperont 5 ou 7 coups de sabot selon le nombre de sons entendus). Cette capacité de perception de la numérosité chez l’animal sera ensuite confirmée par des observations ou des expériences qui cette fois ne flirtent plus avec le charlatanisme. Janet mentionne à ce sujet des observations démontrant la capacité qu’ont des chiennes ou des chattes de reconnaître que 2 ou 3 de leur portée de 5 ou 6 petits leur ont été enlevés, ou plus précisément la capacité de réagir face à des variations de « multiplicité », ou encore à reconnaître ce que Janet appelle des « ensembles-nombres ». Notons que ces observations réalisées en psychologie animale seront ultérieurement vérifiées, notamment par des recherches expérimentales réalisées, entre autres, par le psychologue Otto Köhler révélant que des pigeons ou des choucas sont capables de reconnaître et discriminer des configurations de 4 ou de 5 éléments.[5] Ce qu’il y a de tout à fait remarquable dans ces différentes observations, c’est le fait que les animaux sont capables d’apprendre à discriminer une configuration de 4 ou 5 éléments, alors même qu’ils n’ont pas appris et ne savent pas discriminer une configuration des « nombres » inférieurs. Mais là encore, il faudra attendre les travaux et les analyses de Piaget pour qu’une vraie conclusion théorique soit tirée d’un tel fait.
Quant aux travaux d’ethnologie, qui concernent la psychologie du nombre chez les adultes, les faits mentionnés par Janet sont les suivants. Les membres des « sociétés primitives » (ou des « sociétés sauvages » ou « sans écriture », comme les appellera plus tard Levi-Strauss) auraient commencé par distinguer des « ensembles-nombres » composés de petits nombres d’éléments (2, 3, 5, etc.). Et Janet ajoute cette remarque très importante (mais dont on peut se demander si elle repose sur de véritables observations) : « Des peuples peuvent connaître 2 ou 5 sans connaître les nombres intermédiaires et sans ranger les nombres dans leur ordre logique ».[6] Janet note encore, à propos de ces « ensembles-nombres » décrits dans le travaux d’ethnologie, que des expressions langagières ont pu être inventées pour les désigner, mais que des parties privilégiées du corps humain pouvaient être utilisées comme moyen de « dénombrer » de petites collections d’objets. Selon Janet, qui ne se contente plus de rapporter des observations mais ose avancer une interprétation théorique : « La numération s’est constituée alors d’une manière simple : on a associé les objets que l’on répartissait en groupe, que l’on éprouvait le besoin de ranger avec les divers éléments de cette série privilégiée. En considérant un objet on touche le pouce qui devient le symbole de l’objet, en considérant un second objet on touche l’index et on continue ainsi jusqu’à épuisement des objets. » (p. 247). Cette interprétation est tout à fait intéressante, quand bien même Janet ne prend pas conscience de l’opération mathématique fondamentale qui intervient dans un tel comportement, à savoir la mise en correspondance terme à terme dont on verra le rôle qu’elle occupe dans l’explication piagétienne de la construction du nombre. Le pouce n’est pas le symbole de l’objet ; il appartient à la « série privilégiée » d’éléments avec laquelle on peut mettre en correspondance les objets que l’on cherche à dénombrer — série privilégiée parce que toujours accessible ! Mais on verra la semaine prochaine que cette opération de correspondance terme à terme ne garantit pas à elle seule la pleine acquisition de la notion de nombre.
Pour terminer ce bref aperçu du chapitre consacré par Janet à la psychologie du nombre, arrêtons-nous encore sur une citation tiré d’un ouvrage sur La psychologie du nombre et des opérations élémentaires de l’arithmétique, publié en 1907 par le mathématicien S. Santerre. Ce dernier y définit comme suit la notion de grandeur arithmétique : « dire qu’un groupe d’objets est plus grand qu’un autre signifie simplement que dans le rapprochement précédent un groupe n’est épuisé que lorsqu’on arrive à un doigt qui dans la récitation se trouve toujours après le nom du doigt qui termine l’autre groupe » (Janet, p. 247). Comme on le voit, cet extrait permet à Janet de relier les observations des ethnologues qu’il vient de présenter à l’intérêt manifesté par les mathématiciens pour la psychologie du nombre. À noter que cet extrait est la seule trace que l’on peut trouver dans l’ouvrage de Janet d’une certaine attention portée à un problème qui sera au centre de la psychologie piagétienne du développement cognitif, trace corroborée par le sous-titre donné à son livre par Santerre : « la genèse des premières notions de l’arithmétique. Les notions de suite, de nombre, de somme et de différence ». [7]
Ce que nous pouvons donc conclure de cet examen du contexte scientifique dans lequel Piaget a initié ses travaux sur la genèse du nombre chez l’enfant, c’est qu’en 1930, la psychologie n’avait pas encore mis à son programme un tel objet de recherche, ciblé moins sur la question de savoir à quel âge un enfant acquière telle ou telle notion, que sur la question de savoir comment s’acquiert ou se construit le nombre. La conception implicite qui était alors le plus souvent véhiculée dans ces recherches sur l’âge d’acquisition du nombre (comme de tout autre notion) était celle dérivant directement de l’empirisme et de l’associationnisme, à savoir la conception selon laquelle la simple association d’idées ou la simple répétition d’un enchaînement d’actions (par exemple pointer un objet, puis un autre, puis un autre, ou, l’apprentissage par cœur des tables de l’addition, de la multiplication, etc.) aboutirait mécaniquement à cette acquisition. Quant à savoir ce que peut bien signifier le nombre, nul psychologue n’avait l’idée de s’interroger à ce sujet. Si sur ce point qui implique une jonction de la psychologie et de l’épistémologie, Piaget a su, comme on le verra, prendre appui sur le contexte intellectuel dans lequel il a développé ses recherches, c’est presque exclusivement du côté des philosophes et des mathématiciens eux-mêmes qu’il a pu le faire. Examinons donc maintenant quelle était la situation du côté de la philosophie ainsi que du côté des mathématiciens et des logiciens.
B. L’épistémologie du nombre en philosophie et chez les mathématiciens philosophes
Commençons par rappeler que l’épistémologie, ou plus anciennement la philosophie des sciences, sont des disciplines dans lesquelles on s’interroge sur la signification des notions fondamentales des différences sciences, la nature de leur objet, l’origine des connaissances ou encore leur valeur de vérité et leur fondement. Or, assez curieusement, et à quelques exception notables dont celle, longtemps restée énigmatique, de la notion d’infini, ce n’est qu’au 19ème siècle que les mathématiciens en sont arrivés à s’interroger sur la signification et l’origine de l’une des notions les plus fondamentales de leur discipline, à savoir le nombre. La raison en est vraisemblablement que le nombre, comme la notion d’espace, a été conçue ou du moins connue bien avant le début de ce que l’on appelle la science, donc plus précisément bien avant le début de la science grecque, et que, dans son usage courant et tout à fait commun, le nombre ne pose aucun problème de compréhension aux adultes et s’impose avec une évidence et une nécessité telle que s’interroger à son sujet a dû longtemps paraître inutile, sauf à ces éternels questionneurs que sont les philosophes. Ce n’est d’ailleurs que chez les philosophes à l’âme de mathématicien —Platon notamment— que le problème de la signification et de la nature du nombre s’est imposé, mais sans que ces philosophes parviennent à des résultats convaincants et durables, comme va nous le montrer un bref détour que nous allons faire en histoire de la philosophie, détour qui, de Platon à Kant, nous conduira jusqu’au seuil des importants travaux entrepris cette fois par les mathématiciens du 19ème siècle et du début du 20ème, travaux qui offrent le socle théorique à partir desquels Piaget entreprendra ses recherches sur la psychogenèse du nombre chez l’enfant.
1. De quelques apports de la philosophie classique
Comme mentionné ci-dessus, Platon est l’un des tout premiers philosophes à s’être sérieusement penché sur cette question de la signification et de la nature du nombre. Si la solution qu’il a esquissée il y a plus de 2000 ans nous paraît aujourd’hui bien mystérieuse, elle a longtemps marqué les esprits. Cette solution repose sur les notions métaphysiques de l’Un et de la Dyade indéterminée, et n’est pas sans conserver l’aura quasi mystique et religieuse que le nombre pouvait avoir chez les mathématiciens grecs de l’école de Pythagore (pour qui tout était nombre ou se pliait à la loi des nombres rationnels). L’Un, c’est la forme de l’être absolu, du Bien ; la Dyade, c’est la forme propre aux relations duales pouvant être établies entre des couples d’objets (par exemple, le grand et le petit, notions considérées non pas comme relatives, mais comme absolues). L’action de l’Un sur toute diade indéterminée ferait surgir l’Idée du Deux, la forme des deux éléments identiques et pourtant distincts de toute dualité, le Deux auxquels participeraient tous les couples d’êtres sensibles. [8] Quant à savoir comment naîtraient précisément les autres nombres à partir du Un et du Deux, cela reste à mes yeux un mystère, aucun des ouvrages que j’ai consulté à ce sujet ne parvenant à clarifier ce point. Cela dit, une chose est facilement compréhensible chez Platon : sa thèse selon laquelle les nombres ont leur fondement dans le monde des Idées, un monde qui préexiste à toute pensée humaine et que celle-ci peut rejoindre par le biais de la contemplation (cf. le mythe de la Caverne, où l’on voit les pauvres ignorants que nous sommes sortir de celle-ci et, éclairés par le Soleil, découvrir ce monde des Idées en se détournant du monde sensible au contact duquel nous vaquons dans notre vie quotidienne). Et c’est cette thèse-là, et non pas la théorie ésotérique que Platon propose de l’origine de nos nombres familiers (reflet de l’Un, de la Dualité et des Nombres qu’ils engendrent) qui assurera au philosophe grec une place durable chez les mathématiciens, dans la mesure où le monde des Idées, dont nos nombres ne sont que le reflet, garantit la permanence et l’universalité des vérités mathématiques, permanence dont Platon avait très bien saisi l’importance philosophique, à savoir la garantie de l’existence d’une science échappant au relativisme des opinions humaines.
Le deuxième pas franchi par la philosophie grecque sera réalisé par l’élève le plus connu de Platon, à savoir Aristote. Celui-ci, se distançant, au contraire de son maître, de toute tentation mystique et redescendant d’une certaine façon sur terre, c’est-à-dire abandonnant la thèse d’un monde des Idées garant de la science humaine, cherchera à donner au nombre une origine et une signification un peu moins mystérieuse. Selon sa définition, au contraire des grandeurs continues, le nombre se définirait comme une quantité discrète, c’est-à-dire composée de parties indivises et sans rapport entre elles, ou une « multitude qui a l’unité pour mesure » (Métaphysique, livre X, texte 21), ou encore comme toute quantité qui serait « divisible par deux ou par plus de parties aliquotes », c’est-à-dire contenues un nombre exact de fois dans quelque quantité (ainsi une quantité pourra valoir 4 si elle contient 4 parties égales). Bien sûr, une telle définition qui en arrive à définir le nombre comme étant une multitude composée de uns ne nous aide pas beaucoup à comprendre ce qu’est véritablement la nature du nombre, quand bien même rien n’est plus mystérieux dans cette définition. Quoi qu’il en soit, pendant des siècles on en restera là, dans cet effort de dire ce qu’est le nombre, ou tout au plus les philosophes et mathématiciens platoniciens ou aristotéliciens s’efforceront-ils de compléter ou d’affiner l’explication ou la détermination du nombre livrée par Platon et Aristote (ce qui n’empêchera pas, bien sûr, la science des nombres de progresser considérablement en dépit du manque de clarté du nombre élémentaire sur lequel toute cette science s’édifie peu à peu [9]). Ce n’est qu’à la fin du 18ème siècle, avec Kant, que la question de la signification du nombre prend une nouvelle forme, conformément au tournant radical qu’il impose au problème des fondements des sciences mathématiques et physiques.
L’essentiel de ce tournant consiste en ceci. Kant est parti d’une interrogation sur les conditions de possibilité des trois sciences dont il ne remettait pas en question la valeur de vérité ou de certitude : l’arithmétique, la géométrie et la physique (newtonienne). Les interprétations dominantes qui existaient de ces disciplines revenaient soit, pour la première ou les deux premières, à nier leur objectivité ou leur fécondité (toute connaissance mathématique ne serait qu’apparence et se réduirait à un simple instrument d’expression des lois physiques tirées de l’expérience, ou alors serait entièrement incluse dans des propositions premières, des principes de la raison pure, la capacité d’engendrer de nouvelles vérités, de nouveaux êtres mathématiques non inclus dans ces principes apriori de la raison pure n’étant qu’un mirage), soit à soutenir que ces trois disciplines n’auraient pour seul fondement que l’expérience, purement et simplement, ce qui impliquerait l’absence de nécessité des jugements de connaissances formulés en leur sein, et donc un scepticisme radical quant à la possibilité d’une science d’acquérir des connaissances tout à la fois nouvelles et s’imposant nécessairement à tout être pourvu de raison. Puisqu’aux yeux de Kant l’existence de fait d’une arithmétique, d’une géométrie et d’une physique s’imposant avec la plus grande évidence ne faisait aucun doute, il lui fallait rechercher une solution démontrant le caractère tout à la fois objectif, fécond et nécessaire des connaissances atteintes par ces trois disciplines.
Concernant l’arithmétique, et donc le nombre, voilà comment Kant aboutit à faire reposer son caractère tout à la fois nécessaire, objectif et synthétique (ou constructif) sur l’une des deux formes apriori —c’est-à-dire non issue de l’expérience— de la sensibilité, à savoir le temps (l’espace, deuxième forme apriori de la sensibilité, étant quant à lui condition de possibilité de la géométrie). Pour qu’il y ait science au sens le plus fort du terme, il faut, d’un côté, des concepts, des jugements et des raisonnements —donc un apport de la raison—, et de l’autre côté, des objets ou plus précisément un apport de la sensibilité et de l’expérience. Pour les sciences physiques, l’apport de la raison tient avant tout dans la catégorie apriori de la causalité et des notions qui s’y rattachent (la force, etc.), et l’apport du pôle objet de toute connaissance, dans l’expérience (l’existence de régularités empiriques). En physique, la possibilité de nouvelles connaissances tient in fine dans l’existence de cet apport de l’expérience (et non des seuls instruments logico-mathématiques que la raison construit pour le connaître). Une arithmétique qui procéderait de même ne se distinguerait pas des sciences physiques. Mais alors elle serait dépourvue de ce caractère de fécondité ou de constructivité interne qui lui est propre, mais aussi, pouvons-nous ajouter aujourd’hui, d’une sorte de permanence qui la caractérise bien plus que la science physique (notre arithmétique élémentaire ne se distingue pas de celle d’Aristote ; notre physique élémentaire, oui). L’arithmétique, comme d’ailleurs la géométrie élémentaire, n’étant en rien une science physique, c’est donc ailleurs qu’il faut chercher ce qui leur assure leur fécondité et leur objectivité. Cet ailleurs, c’est dans l’intuition sensible formelle, soit du temps (pour l’arithmétique) soit de l’espace (pour la géométrie) que Kant a cru pouvoir trouver la solution, pour autant que ces deux intuitions soient vidées de tout contenu (sinon, l’une et l’autre se confondraient à nouveau avec la physique, abstraction faite du rôle fondamental que joue dans celle-ci la causalité, catégorie qui n’intervient ni en arithmétique, ni en géométrie pure). Une fois leur contenu mis de côté, ni le temps ni l’espace, comme simples formes vides ou purs contenants, ne sauraient livrer des objets à l’arithmétique et à la géométrie. Comment le mathématicien géomètre va-t-il donc se donner les objets sur lesquels portera sa science ? Réponse de Kant : en traçant grâce à sa capacité d’imagination des figures dans l’espace (ces figures peuvent certes êtres matérialisées par le tracé d’une craie sur un tableau noir ; mais ce que Kant a en vue, ce n’est pas le tracé physique lui-même, mais le schème qui préside au tracé, par exemple le schème lié à la notion de cercle et qui donne naissance au cercle virtuel parfait, fictivement imaginé par le géomètre).
De même pour le nombre élémentaire : pour Kant, notre intuition apriori du temps, c’est-à-dire notre intuition épurée de tous les événements qui s’y enchaînent matériellement et dont ne subsiste que la pure succession d’un temps à un autre, livre le fondement intuitif qui pourra donner au nombre son assise et son caractère d’objet. Comme par ailleurs l’esprit humain est doté apriori des concepts d’unité et de totalité (tous deux rattachés à la catégorie de quantité), la jonction de ce fondement intuitif et de ces concepts permet de construire la suite des nombres. Par exemple, nous concevons un nombre tel que cinq en ajoutant un à la totalité déjà construite de quatre unités, et idem pour celle-ci qui se construit en ajoutant un à la totalité trois, etc. Après avoir construit le nombre cinq, nous pouvons construire une autre quantité, disons sept, en ajoutant au nombre cinq déjà construit le nombre deux, lui-même résultant des deux actes successifs de poser l’unité et de lui ajouter un. Et ainsi de suite pour tous les nombres finis, qui sont en nombre potentiellement infini, puisqu’il est toujours possible d’ajouter un au nombre le plus grand déjà réellement ou fictivement construit.
C’est, je crois, ce genre d’intuitions qui a permis à Kant de définir le nombre comme étant un schème, c’est-à-dire la « représentation d’un procédé général de l’imagination pour procurer à un concept son image », en d’autres termes un procédé général de l’imagination permettant de donner à un concept son objet, par exemple au concept du nombre un son image (au moyen de l’acte de poser une unité), au nombre deux son image (l’acte de poser un puis de poser à nouveau un), etc., le nombre n se distinguant du nombre qui le précède précisément dans la mesure ou il est le successeur de ce nombre fictivement ou réellement déjà construit.
Cette définition ou cette notion n’est peut-être pas beaucoup plus avancée que celle proposée par Aristote (à qui l’idée de succession que l’on peut rattacher au nombre n’est pas complètement étrangère). Mais elle a un grand avantage dans la mesure où, comme dans toute sa philosophie, Kant ne cherche plus dans le monde préexistant (par exemple dans la physique du mouvement) le fondement de l’arithmétique, mais recherche celui-ci dans ce qui provient du sujet lui-même. La recherche de Kant ne sort jamais de l’expérience humaine, envisagée non pas sous l’angle de la découverte de faits extérieurs, mais sous l’angle des objets que le mathématicien, et même avant lui l’humain se donne, en les construisant de son propre chef, non pas arbitrairement, comme cela pourrait être le cas d’un jeu quelconque, mais sous la contrainte de sa propre raison, des concepts qui lui sont propres ainsi que des formes de sa sensibilité, abstraction faite de leur contenu sensible (la pure succession temporelle, et l’espace vide et illimité que semblait alors fonder la physique newtonienne, mais qui n’avaient de réalité que dans l’intuition temporelle et dans l’intuition spatiale, au demeurant toutes deux acquises seulement au terme d’une longue psychogenèse —comme nous l’avons vu pour l’espace dans un précédent cours—, ce que Kant ne pouvait savoir ni même pressentir).
En un mot, ce qui distingue la notion kantienne de la notion aristotélicienne du nombre, c’est qu’elle aboutit à construire rationnellement le concept de chaque nombre en même temps qu’est créé l’objet qui le concrétise. Certes il nous est impossible de différencier par l’imagination 1000 de 1001, sauf à imaginer l’acte par lequel nous ajouterions 1 au mille autre actes nous ayant déjà permis d’atteindre 1000. Le schème producteur de l’objet correspondant au concept 1001 est clairement distinct de celui du nombre 1000, puisque nous savons d’avance que le produit du premier diffère du produit du second par l’ajout d’une unité. Et contrairement à ce qui se passe pour la conception platonicienne du nombre, le ciel ne descend pour ainsi dire plus du soleil vers la terre, en balayant notre ignorance : c’est nous-mêmes, avec notre raison et notre intuition, qui construisons ces objets et leurs concepts (certes, chez Kant, au moyen de quelques catégories et d’une forme d’intuition apriori préalablement données sans que nous ayons à les construire ou à les enrichir, thèse qui sera très vite remise en question par les progrès des sciences physiques et mathématiques, et par les conclusions qu’en tireront les philosophes des sciences, y compris ceux s’inscrivant dans la filiation kantienne, quant aux limites de la solution kantienne, puis qui plus tard sera également démentie par les recherches piagétiennes sur la genèse de ces catégories, concepts et formes de l’intuition).
Avant d’examiner le contexte non plus proprement philosophique, mais lié au travaux des mathématiciens philosophes de la fin du 19e siècle et du début du 20e, qui vont chercher à découvrir ce qu’est le nombre, c’est-à-dire comment il peut mathématiquement être construit ou défini, notons encore que la notion de nombre que livre Kant est partiellement applicable aux constats que les psychologues ou les éthologistes peuvent faire chez les animaux adultes (ou chez les bébés humains quelques semaines après leur naissance). Les animaux sont capable de discriminer une courte série de n sons s’enchaînant les uns à la suite des autres d’une série plus longue ou encore plus courte. C’est par exemple le cas d’un corbeau capable d’attendre que quatre personnes soient sorties l’une après l’autre d’une tour et s’en soient éloignées pour se rendre dans son nid perché au haut de cette tour [10]. Mais bien entendu, un tel comportement n’implique pas que l’animal possède le concept de nombre. En effet, rien ne prouve qu’il utilise les concepts de totalité et d’unité, ni l’action de totalisation qui lui permettrait de saisir l’emboîtement des nombres les uns dans les autres (le fait mathématique que 4, c’est 3+1, etc.).
D’un autre côté, la solution de Kant, qui fait reposer la construction du nombre sur la relation de succession temporelle, ne permet pas d’expliquer le comportement de différentes espèces d’oiseaux (dont des corbeaux) dont des expériences révèlent qu’ils peuvent par exemple discriminer deux ensembles de 4 ronds noirs dessinés sur une feuille d’un autre ensemble ne comportant que 2 ronds noirs (les tailles et la disposition des points pouvant varier arbitrairement) [11]. Plus généralement, dans l’une des configuration on a n objets, et dans l’autre m objets présents simultanément dans le champ de vision d’un corbeau. Pour autant que n et m soit petits, celui-ci soulève sans hésiter un couvercle sur lequel est tracé n de ces points sans essayer de soulever un second couvercle contenant m points, si auparavant il a perçu un pattern de n points et qu’il a appris, au cours de précédentes sessions d’expérience, que lorsqu’il perçoit un pattern de x points et qu’on lui présente par ailleurs des récipients avec des couvertes portant des nombres variables de points, le pot dans lequel il trouvera la nourriture est celui dont le couvercle contient le même « nombre » x de points que le pattern préalablement perçu. Ici, il n’y a pas de série temporelle ; tout repose sur une activité de correspondance figurale [12] entre les parties composant deux objets. Dans ce cas, il semble donc que l’animal sache d’emblée distinguer les numérosités perceptives de configurations spatiales composées d’un nombre variable d’éléments apparaissant simultanément dans le champ visuel. Mais là encore on ne saurait conclure de cette capacité précoce à la présence de la notion de nombre dans la mesure où la simple activation d’un schème assurant la correspondance figurale complète ou seulement partielle des parties de telle configuration avec les parties du pattern initial suffit à reconnaître si leur numérosité est similaire ou non, alors même qu’une telle mise en correspondance ne suffit pas à déterminer la véritable équivalence numérique de deux collections, comme le révéleront les expériences réalisées par Piaget et ses collaborateurs sur la genèse du nombre chez l’enfant. Ces expériences rejoignent ainsi le constat que peut faire tout adulte : nous pouvons très bien reconnaître que telle collection contient un plus grand nombre d’éléments qu’une autre, sans que nous ayons connaissance du nombre exact d’éléments dans les deux collections. La propriété de numérosité, qui est certainement l’une, mais seulement l’une des bases de la construction de la notion de nombre est bien plus élémentaire que cette notion et ne saurait à elle-seule éclairer ce que sont le nombre et son concept, et comment tous deux s’acquièrent chez l’enfant.
Cela dit, quittons ce détour historique qui a abouti à la révolution que Kant a fait accomplir au questionnement philosophique sur la nature et l’origine du nombre, et voyons quelques-uns au moins des apports des mathématiciens-philosophes des 19ème siècle et 20ème à la résolution de ce problème.
2. Le nombre pour quelques mathématiciens-philosophes et logiciens de la fin du 19e – début du 20e siècle
Dès le 19ème siècle, les mathématiciens en sont arrivés à ne plus se contenter de la solidité de la notion commune et toute intuitive du nombre comme garante de la véracité et de la solidité de la science arithmétique — après tout, la science des nombres a traversé les siècles sans remise en question autre que celle consistant à admettre l’entrée de nouvelles espèces de nombres (et en tout premier lieu les nombres irrationnels) aux côtés de l’arithmétique élémentaire issue d’une pratique qui a fait ses preuves depuis de millénaires. L’exigence de détermination intellectuelle la plus élevée possible a fini par s’imposer non seulement face à des notions telles que celles des irrationnels ou encore du nombre infini, admis depuis plusieurs siècles sans que l’on ne sache précisément ce qu’il convenait d’entendre par là, mais face au nombre « naturel » lui-même. Ou, plus précisément, le problème s’est imposé aux mathématiciens de fournir une base absolument certaine à tout l’immense édifice construit à partir de la notion la plus élémentaire de nombre, d’où un effort accru de recherche de définition apte à satisfaire cette exigence de clarification et de détermination des fondements de l’arithmétique. De cette histoire relativement récente, je ne retiendrai ici que quelques moments qui me paraissent aptes à éclairer la dimension épistémologique des travaux de Piaget sur la genèse du nombre chez l’enfant, et donc la conception à laquelle il parvient de la notion de nombre élémentaire, conception issue tout autant de sa connaissance des réflexions et conceptions des mathématiciens que des faits psychologiques recueillis dans l’examen de cette genèse, et qui en retour peut contribuer à suggérer quelque issue au mathématicien désirant clarifier de son côté ce que peut bien être ce nombre naturel, qui est l’une des bases voire même la base principale de sa discipline.
Commençons donc ce deuxième survol de l’histoire des conceptions du nombre par une affirmation du mathématicien Kronecker, qui délimite assez bien le point de départ des travaux mathématiques sur les fondements de l’arithmétique, donc de la science des nombres. Voilà comment l’un des plus illustres théoriciens de cette discipline résumait, peut-être sous forme de boutade, sa théorie des nombres : « Dieu a créé la suite des nombres entiers, tout le reste est fabriqué par le mathématicien ». En d’autres termes, le concept de nombre premier est un donné préalable que nous n’avons pas à préciser au-delà de l’intuition primitive que nous en avons. C’est sur ce donné préalable que la science des nombres et au-delà toute la mathématique peut être édifiée (y compris les irrationnels tels que le racine carrée, ou encore les imaginaires, qui à ses yeux ne sont pas des nombres). Une telle prise de position indique bien l’ampleur du problème que se posaient les mathématiciens qui, à la différence de Kronecker, cherchaient un fondement à la notion de nombre naturel, c’est-à-dire de nombre entier positif. Trois auteurs qui ont marqué l’histoire de cette recherche des fondements méritent qu’on s’arrêtent sur leurs conceptions respectives du nombre élémentaire, dans la mesure où ces conceptions éclairent le sens des recherches de Piaget sur la genèse de cette notion chez l’enfant : Dedekind, Cantor et Russell, qui tous trois ont tenté de donner une définition logique du nombre, éclairant chacune l’une des facettes possibles de son concept.
Richard Dedekind (1831-1916)
La présentation que je vais esquisser de la solution proposée par cet auteur est assez détaillée, quoique forcément simplificatrice. Disons d’emblée en quoi cette solution est éclairante par rapport aux futures recherches et analyses de Piaget : elle cerne quelques concepts (la notion de correspondance, notamment) qui seront au cœur de l’enquête piagétienne, et surtout, elle repose sur une profonde proximité théorique avec la thèse épistémologique constructiviste à laquelle Piaget aboutira quelques décennies plus tard.
Entre 1872 et 1878, Dedekind rédige la première version d’un écrit destiné à devenir fameux : « Was sind und was sollen die Zahlen » (« Que sont et que valent (ou à quoi servent) les nombres ? ») [13]. Cette édition a également pour sous-titre « Tentative d’analyse du concept de nombre d’un point de vue naïf », et effectivement, ce sont bien nos nombres les plus familiers dont il est question, ces mêmes nombres que pouvait concevoir un berger avant même la création de la science arithmétique, lorsqu’il traçait des traits sur un bâton pour dénombrer les bêtes de son troupeau, c’est-à-dire ce même nombre dont Kronecker affirmait qu’il avait été donné à l’esprit humain sans que celui-ci n’ait à le construire (sauf à construire à partir de cette notion ou intuition première la série virtuellement infinie des nombres entiers positifs). À la différence de Kronecker, il s’agit au contraire pour Dedekind de trouver une définition logique explicite, valable pour la série ou l’ensemble infini des nombres entiers qui tous seraient ainsi subsumés par la définition logique recherchée.
Comme on va l’entrevoir, l’idée centrale de Dedekind est assez proche de celle de Kant. Elle repose, comme chez celui-ci, sur la notion d’ordre unidimensionnel, ou encore de succession, mais débarrassée de toute mention et appui sur l’intuition du temps (ce qui implique que, là où Kant fondait le nombre sur une combinaison des catégories de l’entendement logique et d’une forme apriori de l’intuition sensible, c’est du côté des seuls concepts et de la seule activité logique que Dedekind cherche et croit pouvoir trouver une réponse à la question : qu’est-ce que le nombre ?). En bref, aucune intuition sensible, même pure, ne peut entrer dans la notion de nombre.
Le point de départ de la construction purement mathématique et logique du concept de nombre, Dedekind le situe dans la capacité qu’à la pensée de réunir des « choses » ou des éléments en un système. Ainsi que dans sa capacité de mettre en correspondance ou de représenter les éléments d’un système S par des éléments de S ou d’un autre système (ce qui correspond à ce que l’on appelle aujourd’hui une application d’un ensemble sur ou dans un autre ensemble, ou dans l’ensemble de départ lui-même). En bref, c’est la théorie des ensembles dont Dedekind jette ici les bases.
Le pas suivant de cette construction réside dans une sorte particulière de système que Dedekind appelle « chaîne », et qui n’existe qu’en relation avec une représentation d’un système K dans lui-même, ceci de telle sorte que l’image de K résultant de cette mise en correspondance soit composée de K lui-même ou bien d’une partie propre de K (ce qui dans le formalisme adopté par Dedekind s’écrit : K’ Э K). Exemple banal : celui de l’image de (=S’) résultant de la représentation identique du système, ou encore, autre exemple, l’image du système résultant d’une permutation circulaire entre éléments de la chaîne que constitue alors le système et son image.
Mais pour se rapprocher de la notion naïve du nombre (celle que Kronecker place au fondement de toute la mathématique), il faut cependant ajouter deux exigences supplémentaires auxquelles une chaîne doit répondre : 1° il faut que le lien entre chaque élément de S et sa représentation dans S soit apte à fonder l’idée de successeur et même d’ « itération illimitée » que comporte notre notion naïve de nombre ; et 2° il faut que S et la représentation de S dans lui-même soit apte à fonder l’idée d’ensemble ou système infini, naïvement impliquée dans l’intuition spontanée que nous avons que, quel que soit le nombre que l’on se donne, celui-ci a un successeur, et que nous pouvons donc répéter à l’infini l’opération par laquelle on peut attribuer un tel successeur à tout élément déjà connu.
Commençons par la deuxième exigence. Pour atteindre cette idée de système infini, puis à partir de là construire la suite illimitée des nombres naturels (puis les opérations d’addition, etc., ainsi que les notions de « plus grand » ou de « plus petit », etc.), voilà comme Dedekind procède, non sans recourir, comme nous allons le voir, à certaines considérations extramathématiques.
Une représentation φ d’un système S dans lui-même ou dans un autre système est dite semblable si, pour chaque image φ(a) d’un élément de S cette image diffère de l’image φ(b) d’un autre élément de S (en termes symboliques : si a≠b, alors φ(a)≠ φ(a), ou encore a’≠b’).
Si, pour un système S, il n’y a aucune représentation semblable dans l’une de ses parties propres, ce système est fini (une partie propre d’un système est une partie strictement incluse dans ce système, par exemple les nombres pairs forment une partie propre du système des nombres naturels). Par contre un système sera dit infini s’il est semblable à une de ses parties propres (c’est-à-dire, si à chaque élément de S on peut faire correspondre un et un seul élément de cette partie propre — ce qui est le cas du système des nombres naturels et de la partie propre de ce système que composent les nombres pairs : on peut en effet compter les nombres pairs !).
A ce point de cette construction, il est important d’avoir à l’esprit que, si l’idée de nombre est bien entendu sous-jacente, cette idée n’intervient nullement dans la définition mathématique des notions de système, de représentation, de partie propre, et d’infini). Le but de Dedekind est donc de parvenir, à partir de ces notions non-arithmétiques et d’autres qu’il reste à présenter et dans lesquelles il n’est également pas du tout question du nombre, à une définition du nombre basée sur ces définitions préalablement formulées.
Mais pour aboutir à ses fins, la construction du système infini des nombres naturels, il lui faut au préalable démontrer qu’un système infini existe qui remplit les conditions pour être reconnu tel (pour l’instant, seule existe la définition d’un système infini). Et c’est ici que Dedekind fait intervenir des considérations extramathématiques, qui seront rejetées par les autres mathématiciens-philosophes, mais dont tout l’intérêt est de souligner, même de façon ici non convaincante, le rôle possible du sujet dans la construction des êtres mathématiques. Pour Dedekind en effet, un tel système infini existe, à savoir celui que compose « le monde de mes pensées ». Voyons comme il croit pouvoir le démontrer.
Soit la représentation φ qui, à chaque objet s de ce monde S de mes pensées, fait correspondre la pensée de cet objet (soit φ(s)), et donc à S son image S’. Pour Dedekind, l’image S’ est une partie propre de S, car il existe au moins un objet de ce monde, à savoir le sujet transcendantal kantien (ou le Cogito de Descartes), qui, s’il peut être objet (même inconnaissable) de ma pensée, n’est image d’aucun autre objet de ma pensée (il ne peut être un s’), puisqu’il est la condition d’existence de tout objet de mes pensées, quel qu’il soit.
Selon ce qui précède, il existe donc au moins un système infini. Mais avec une telle démonstration d’existence, on n’a pas encore rejoint l’idée naïve du système infini des nombres naturels, soit N, avec la notion de succession qui le caractérise. Pour atteindre son but, Dedekind a besoin de poser de nouvelles définitions, à savoir celle de système simplement infini. Voilà la définition qu’il en donne : un système, disons N, sera dit simplement infini s’il existe une représentation semblable φ de ce système dans lui-même qui fait de N la chaîne d’un élément non contenu dans φ(N)[14] (rappelons-le : par définition, une représentation d’un système détermine une chaîne si K’ Э K).
Revenons au monde de nos pensées, et plus précisément de ma pensée. Dans le système infini de ce monde, soit S, un tel élément non contenu dans toute image de S existe ; c’est précisément le sujet transcendantal, et la représentation susceptible de déterminer la chaîne S recherchée existe également ; c’est celle qui à tout élément s de S fait correspondre sa pensée s’, et bien sûr aussi, la pensée de cette pensée s’’, puis la pensée s’’’ de s’’, et ainsi de suite (s’, s’’, s’’’ etc. appartenant au monde de mes pensées et étant le résultat de la représentation φ compose donc bien une chaîne).
Mais puisqu’il s’agit de déterminer un système simplement infini, on peut bien choisir d’appeler 1 l’élément de S non contenu dans j(S). Partons de cet élément : son image φ(1) se trouve dans N (chaîne de 1 par rapport à la représentation φ(S) de S dans lui-même) ; idem pour φ(φ(1)) ; idem pour φ(φ(φ(1))), etc. N est la chaîne de 1 relativement à la représentation ou application φ. Et N est infini, puisque son image N’ est partie propre de N (1 n’est pas dans N’).
Vient enfin le point d’orgue de la démonstration. Si on appelle 1x l’élément de départ de n’importe quel système Nx simplement infini (et la chaîne de mes pensée construite à partir du sujet transcendantal constitue donc selon Dedekind un tel système), et si l’on fait abstraction de la nature particulière des éléments de Nx pour ne retenir que la structure de Nx (=l’ordre entre les éléments qui s’enchaînent), alors cet élément 1x et les images de chacun des éléments de (la chaîne) Nx forment la suite infinie N des « nombres naturels ou ordinaux » dont la pensée naïve se fait une idée intuitive (cf. Dedekind, Vrin 2008, p. 179 et précédentes).
Voilà donc, longuement et grossièrement résumé, comment Dedekind juge avoir apporté une définition logique et une preuve (non complètement probante, puisque recourant à un argument philosophique) de l’existence d’une suite infinie abstraite susceptible de servir de fondement logique à notre idée intuitive du système infini des nombres naturels finis —suite à partir de laquelle se laissent facilement construire les autres familles de nombre (les rationnels, les irrationnels, les réels, etc.), ainsi que les opérations arithmétique et les différentes propriétés des nombres.
Pour Dedekind, le système arithmétique infini des nombres naturels, base de construction des autres nombres, apparaît ainsi explicitement être le résultat d’une double création : 1° la réunion par l’esprit (le sujet transcendantal) des éléments permettant de composer un système S simplement ordonné, puis 2° par abstraction de la nature particulière des éléments de S, la création du système simplement infini des nombres naturels N (qui est semblable à S : à 1 correspond le sujet transcendantal Je, au successeur de 1, la pensée du Je, au successeur du successeur de 1, la pensée de la pensée du Je, etc.).
Mais il y a plus. Dans la préface à la 1ère édition de son écrit, Dedekind affirme que c’est chaque individu qui « dès les premières années de sa vie » exerce cette faculté de l’esprit qui consiste à « relier les choses à des choses », à « former des jugements et des suites d’inférences », et par là à acquérir « ce trésor de vérités proprement mathématiques, auxquelles nos premiers maîtres font appel plus tard comme quelque chose de simple, évident, donné à l’intuition interne » (Dedekind, trad. fr. 2008, p. 137).
En d’autres termes, ce qu’expose Dedekind dans son essai Que sont et que valent les nombres ? n’est en bonne partie qu’une tentative d’explicitation d’une partie au moins du travail accompli par chaque enfant en construisant sa connaissance intuitive du nombre élémentaire. Et c’est là une ambition que Piaget poursuivra plus tard, en aboutissant à des résultats qui confirment partiellement ceux de Dedekind, tout en en révélant aussi certaines lacunes (du moins en ce qui concerne les ingrédients psychologiques qui interviennent dans la construction par et chez l’enfant de sa première notion de nombre qui va au-delà de la simple saisie perceptive de la numérosité d’une collection).
A en rester pour l’instant sur le terrain de la philosophie des mathématiques, la solution proposée par Dedekind pose deux problèmes.
Premièrement, cette solution reposait non seulement sur la définition mais la démonstration de l’existence d’un système infini et ordonné. Raison pour laquelle Dedekind a inséré dans sa reconstruction logique du nombre naturel la thèse métaphysique du « monde de mes pensées ». Bien évidemment, les autres mathématiciens qui ne s’inscrivent pas, comme Dedekind, dans la filiation de la philosophie kantienne et pour qui la notion de sujet transcendantal n’a pas de sens rejetteront cette démonstration philosophico-mathématique de l’existence du système infini de mes pensées dont l’abstraction de son contenu conduirait à la création du système des nombres naturels. Tout en reprenant et en formalisant à leur tour la notion de système simplement infini, la majorité des mathématiciens adopteront une conception pragmatique du fondement de l’arithmétique en se contentant de postuler l’existence d’un système infini. Dès lors, devant les échecs répétés de démontrer logiquement l’existence d’un tel système infini, la solidité de toute l’arithmétique ne sera plus garantie par son point de départ (l’affirmation de l’existence d’un tel système), mais par l’absence de toute contradiction dans l’essor de cette science, et dans les différentes formalisations qu’on a pu en faire.
Et puis, deuxième problème, moins grave : la solution à laquelle aboutit Dedekind avec ses notions de chaîne et de système simplement ordonné n’exprime pas complètement notre idée intuitive de nombre élémentaire. Elle contient seulement l’idée suivante : on a un premier élément, puis le successeur de cet élément (« deuxième » élément de la série), puis un successeur du successeur (« troisième » élément de la série), et ainsi de suite. Et absente de cette idée sérielle du nombre l’idée de quantité numérique, l’idée de totalisation qui était présente chez Kant, mais qui, chez Dedekind, n’entre pas dans la définition première du nombre, mais seulement dans une caractérisation ultérieure et non fondamentale. C’est au contraire cette idée de quantité qui sera au premier plan dans la tentative à son tour poursuivie par Cantor de fonder ou de définir logiquement, par des notions préalables qui n’y font pas appel, le concept de nombre.
Georg Cantor (1845-1918)
Dans son travail sur les fondements logiques du concept de nombre naturel, Cantor part, comme Dedekind, des notions d’ensemble et de correspondance entre ensembles. Il définit tout d’abord (sans faire usage de la notion de correspondance bi-univoque) le nombre cardinal de tout ensemble M comme étant « le concept général qui à l’aide de notre faculté de pensée, résulte de l’ensemble M quand nous faisons abstraction de la nature de ses éléments et de l’ordre dans lequel ils sont donnés » (Belna, p. 115). A ce stade de sa construction, on sait qu’à tout ensemble M correspond donc un nombre cardinal (appelé encore « puissance » de cet ensemble), mais on ne connaît pas encore quel est ce nombre !
Ensuite Cantor introduit, de manière assez proche de la notion de chaîne, la notion d’ensemble bien ordonné, dont les éléments se suivent les uns les autres en formant une suite déterminée : « Par ensemble bien ordonné. Il faut entendre tout ensemble bien défini, dont les éléments sont coordonnés par une succession donnée de manière déterminée, d’après laquelle il existe un premier élément de l’ensemble, et d’après laquelle non seulement tout élément particulier (pourvu qu’il ne soit pas le dernier dans la succession) se trouve suivi d’un élément déterminé, mais encore à tout ensemble arbitraire fini ou infini, appartient un élément déterminé qui, dans la succession, est l’élément qui les suit tous immédiatement (pourvu qu’il existe bien un tel élément) » (Belna, p. 109). Chacun des éléments d’une telle suite peut être désigné par le nom de nombre ordinal qui lui correspond (Belna, p. 153), nom ne prenant pas encore son sens numérique (on pourrait lui donner n’importe quel autre nom, pourvu que chacun des éléments de la suite soit désigné différemment : si l’alphabet était sans limite, on pourrait ainsi choisir la suite des lettres plutôt que la suite des noms de nombre ordinal).
Dès lors, il suffit de prendre appui sur ces ensemble bien ordonnés, et de faire abstraction pour chacun d’entre eux de l’ordre de ses éléments pour disposer de la suite des nombres cardinaux, auxquels on peut donner à chacun un nom similaire au nom donné au dernier élément de l’ensemble bien ordonné correspondant (1 pour 1er, 2 pour 2e, etc.). Disposant de cette suite infinie de nombre cardinal fini, il devient du même coup possible de connaître (par correspondance biunivoque ou terme à terme avec un élément de cette suite) le nombre cardinal de l’ensemble M dont il était question précédemment et ceci quel que soit l’ordre dans lequel ses éléments sont considérés (voir pour plus de précision, Belna p. 119).
On voit donc en conclusion que, chez Cantor, l’opération fondatrice du nombre cardinal est la mise en correspondance bi-univoque avec les éléments d’un ensemble bien ordonné. Mais la manière dont Cantor juge définir logiquement le nombre à partir de la correspondance bi-univoque et de celle d’ensemble bien ordonné n’atteint pas encore un niveau de clarté et de rigueur suffisant aux yeux des logiciens de l’époque. Ceux-ci, et en tout premier lieu Frege et Russell, poursuivront en conséquence l’effort de Cantor et de Dedekind, en recourant aux mêmes méthodes de logique (procéder pas à pas, en définissant de nouveaux êtres mathématiques à partir de premières notions indéfinissables), que celles utilisées, de manière certes moins formelle, par ces deux mathématiciens fondateurs de la théorie des ensembles, mais en excluant tout emprunt à la philosophie (cf. le sujet transcendantal introduit par Dedekind) et à la psychologie (cf. le procédé d’abstraction utilisé par Cantor), et en se donnant comme contrainte supplémentaire de n’utiliser, comme concepts de départ, que les seuls concepts de la logique formelle : à savoir ceux de proposition, de fonction propositionnelle (par exemple « x est mortel » qui couvre toutes les propositions que l’on peut construire en remplaçant la variable x par une « constante », par exemple Socrate), de classes, de relations logiques, etc. Voyons donc, pour terminer ce bref parcours à travers les travaux consacrés à l’étude logique des fondements des mathématiques, à quoi aboutit une telle démarche chez Russell, un auteur sur lequel Piaget prendra explicitement appui dans le cadre de ses recherches sur la genèse du nombre chez l’enfant (tout en se distançant de certaines de ses thèses, comme nous le verrons la semaine prochaine).
Bertrand Russell (1872-1970)
Dans ses travaux de philosophie des mathématiques, le philosophe et logicien Russell a repris à son compte, au début du 20e siècle, le projet initié à la fin du 19e siècle par le mathématicien allemand Gottlob Frege (1845-1925) de réduire toute la mathématique à la logique, et en particulier de définir le concept de nombre à partir des seuls concepts de la logique. Ayant connaissance des travaux de Dedekind et de Cantor, Russell se refuse à construire le nombre à partir de la notion intuitive de successeur ou par la démarche cantorienne de faire abstraction de la nature des éléments d’un ensemble quelconque. Selon lui ni les nombres ordinaux définis par Dedekind ni les ensembles tels que conçus par Cantor ne peuvent servir de fondement à une stricte définition logique de ce que sont les nombres cardinaux, ces derniers étant cependant pour lui comme pour Cantor la base première d’édification de l’arithmétique. L’opération de comptage ou de dénombrement dans laquelle bien des mathématiciens croient pouvoir trouver l’origine du nombre présuppose au contraire la connaissance de ce dernier. Compter revient à mettre en relation terme à terme une classe d’objets avec une classe de nombres (par exemple, la classe des disciples du Christ avec la classe des nombres de 1 à 12). Le problème pour Russell est donc de trouver une définition purement logique, ne faisant aucune référence au nombre, de ce qu’est une classe de nombres. En d’autres termes, il s’agit pour Russell de réduire la notion de nombre cardinal telle qu’elle est présupposée dans la démarche de Cantor à une classe purement logique. Pour ce faire, Russell part de la notion de correspondance bi-univoque déjà utilisée par Dedekind et Cantor, en l’appliquant à la notion de classe logique.
Des classes logiques sont dites semblables quant il est possible d’instaurer entre leurs éléments respectifs une relation un-un (« un » étant défini de manière purement logique, sans aucune référence au 1 arithmétique, et la relation « un-un » étant elle aussi une relation purement logique, sans signification arithmétique). A partir de là, Russell peut donner la définition suivante d’un nombre cardinal : « le nombre d’une classe [est] la classe de toutes les classes semblables à une classe donnée. L’appartenance à cette classe de classes (considérée comme un prédicat) est une propriété commune de toutes les classes semblables et d’aucune autre ; de plus, chaque classe de l’ensemble des classes semblables a avec l’ensemble une relation qu’elle n’a avec rien d’autre […]. Ainsi les conditions sont-elles complètement remplies par cette classe de classes. Elle présente le mérite d’être déterminée quand une classe est donnée et d’être différente pour deux classes qui ne sont pas semblables. C’est donc une définition irréprochable du nombre d’une classe en termes purement logiques » (Russell, cité par D. Vernant, p. 134 de « La philosophie mathématique de Bertrand Russell », Vrin, 1993).
On notera que cette définition a pour propriété de définir de manière toute à fait indépendante chaque nombre élémentaire, sans jamais faire référence à la série entière des nombres. Il apparaît aussi que, hormis pour les petits nombres (la classe des trios, la classe des couples, etc., qui chacune peut être conçue indépendamment des autres), cette définition de chaque nombre cardinal en tant que classe de classes semblables n’a que peu de lien avec la notion commune de nombre : lorsque nous cherchons à connaître le nombre cardinal d’une collection, nous ne mettons pas en relation la classe que composent les éléments de cette collection avec la classe des classes semblables à cette classe). Il est ainsi peu plausible que nous atteignons psychologiquement la notion de nombre par la voie que suggère Russell (qui au demeurant jugeait sans intérêt l’analyse psychologique de la genèse du nombre chez le sujet). Mais il est vrai que, sur le seul plan de la logique, la définition de chaque nombre individuel dont Russell livre ici le procédé est logiquement plus rigoureuse que celle livrée par ces deux illustres prédécesseurs qu’étaient Dedekind et Cantor.
Quoi qu’il en soit, une fois déterminé avec l’aide des seuls concepts logiques de classe et de relation un à un le procédé permettant de définir ou de connaître[15] le nombre cardinal d’un quelconque ensemble fini d’éléments, Russell peut définir très simplement le nombre ordinal de cet ensemble (en procédant donc en sens inverse du parcours suivi par Dedekind, qui définissait le nombre cardinal à partir du nombre ordinal). Pour ce faire, Russell ajoute aux deux notions logiques utilisées pour déterminer le cardinal d’un ensemble la notion de série logique, elle-même dérivée de la notion logique de relation asymétrique : une série est une classe entre les éléments de laquelle une relation asymétrique, transitive et connexe peut être établie (Bertrand Russell, Introduction to mathematical philosophy, 1919, rééd. 1971, p. 34). Une fois ces précisions apportées, Russell définit comme suit le nombre ordinal : des séries finies (au sens que l’on vient de définir) ont le même nombre ordinal si elles ont le même nombre cardinal d’éléments (id., pp. 56-57), en d’autres termes, si elles ont appartiennent toutes deux à la « la même classe de classes semblables à une classe donnée… » (etc. voir plus haut la définition du nombre cardinal).
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En définitive, que pouvons-nous conclure de cette brève présentation (ou de ce survol) de quelques travaux représentatifs des démarches et conceptions adoptées par les mathématiciens philosophes et les logiciens de la fin du 19e et du début du 20e siècle ? Avant tout le fait que grâce à leurs analyses serrées de la notion de nombre, ils ont pu établir une claire distinction entre deux notions de nombres (les ordinaux et les cardinaux), ainsi que les liens susceptibles d’exister entre ces deux notions de cardinal et d’ordinal d’un ensemble. Ces travaux ont également mis en pleine lumière deux notions ou opérations qui s’avéreront jouer un rôle central dans les découvertes de Piaget sur la construction du nombre chez l’enfant.
Plus généralement, de l’ensemble des différents contextes intellectuels décrits dans ce cours, on peut dire que 1. de la psychologie, Piaget ne retiendra et ne pourra retenir que la démarche méthodologique propre à la psychologie des tests d’intelligence, mais en l’adaptant à son propre questionnement à finalité théorique et non plus pratique ; 2. de la philosophie classique, il retiendra le virage épistémologique inauguré par Kant et recherchant du côté de l’activité du sujet les sources du nombre ; et enfin 3. la philosophie des mathématiques de la fin du 19e siècle et du début du 20e lui ont apporté les concepts permettant de cerner les conduites prénumériques puis numériques recueillies au cours des enquêtes psychologiques sur la genèse du nombre chez l’enfant. C’est ce que nous vérifierons lors de notre prochain cours dans lequel seront présentés les résultats de quelques-unes de ces enquêtes.
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[1] Des guillemets s’imposent, car tout le problème réside précisément dans ce que signifie alors un tel dénombrement, un problème dont la résolution implique une analyse psychologique, logique et épistémologique (mais aussi peut-être phénoménologique, point qui ne sera pas développé dans ce cours).
[2] Il est intéressant de prendre connaissance de sa biographie, qui donne une certaine idée de ce qu’était l’Institut J.-J. Rousseau dans les années où Piaget y a débuté sa carrière de psychologue. Neuchâteloise comme Piaget, Alice Descœudres est née le 20.1.1877 à La Côte-aux-Fées (la commune jurassienne dont est originaire Piaget !) et est décédée 23.5.1963 à Bevaix. Son père était pasteur. Elle a fait ses études secondaires et supérieures à Genève, où elle a obtenu son diplôme pédagogique en1895. Après un stage chez le neuropsychiatre Ovide Decroly à Bruxelles, elle a travaillé comme institutrice de cours privés, puis de classes spéciales à Malagnou (Genève, 1909-1937) et a enseigné de 1912 à 1947 l’institut Jean-Jacques Rousseau à Genève. Très engagée sur le plan social, elle adhéra au mouvement coopératif dont Genève fut l’un des hauts lieux dans les deux décennies qui séparent les deux guerres européennes.
[3] Janet, qui connaissait bien les premiers travaux publiés dans les années 1920 par Piaget sur le développement de l’intelligence et des connaissances chez l’enfant (travaux qu’il mentionne d’ailleurs dans son livre de 1939) ne se doutait alors pas, alors qu’il rapportait l’état de la psychologie du nombre, que Piaget était déjà en train d’accumuler des résultats d’expérience portant sur la genèse du nombre chez l’enfant ! L’examen comparatif même superficiel entre le chapitre du livre de 1936 consacré au nombre et le livre de 1941 dans lequel Piaget présentait les résultats de ses recherches sur la genèse du nombre illustre à lui seul le saut qualitatif et quantitatif accomplit par celles-ci.
[4] Parmi les mathématiciens de renom qui ont en effet cherché du côté de la psychologie (encore préscientifique) quelques éléments permettant d’éclairer voire de fonder leur science, mentionnons un auteur italien dont Piaget discutera longuement les thèses : F. Enriques.
[5] Piaget cite les travaux d’O. Kœhler dans l’avant-propos de la troisième édition (parue en 1964) de son ouvrage de 1941 sur « La genèse du nombre chez l’enfant ». Il qualifie de « correspondances figurales » cette capacité de discrimination perceptive, la mettant ainsi en rapport, mais sans la confondre, avec ce qui apparaîtra comme l’une des clés de l’explication de la construction du nombre, à savoir le mécanisme de correspondance terme à terme que l’on retrouvera plus loin.
[6] Là encore, il faudra attendre les travaux et analyses de Piaget pour qu’un tel constat, s’il est confirmé, puisse prendre sa pleine signification.
[7] Selon l’historien des mathématiques J. Gray, Santerre avait pour objectif de fonder la science arithmétique sur « l’axiomatisation de faits de conscience » entreprise dans son ouvrage de 1907. Un tel objectif n’est pas complètement étranger à celui que Piaget se proposera de poursuivre à travers son projet d’une épistémologie génétique reliant les sciences logico-mathématiques et physiques à la psychogenèse des connaissances chez l’enfant.
[8] Cette thèse sera d’une certaine manière, et comme on le verra plus loin, reprise par le philosophe et logicien Bertrand Russell, du moins dans un premier temps. Pour tenter d’approcher la conception que Platon pouvait se faire de ce qu’est foncièrement ces premiers nombres dont tous les autres peuvent être tirés, je me suis appuyé sur un texte de Maurice Caveing : La figure et le nombre : recherches sur les premières mathématiques de Grecs.
[9] Cette progression interne de l’arithmétique amènera les mathématiciens, et notamment Stevin (1548-1620) à se distancer peu à peu de la thèse d’Aristote refusant le statut de nombre aux grandeurs irrationnelles. Mais cet enrichissement en extension de la notion de nombre n’entraîne pas de réponse nouvelle à la question de la signification du nombre ni à celle de son origine.
[10] Jacqueline Bideaud, 2002, p. 56.
[11] Cette expérience a été réalisée par O. Koehler.
[12] Piaget, Problème de la construction du nombre, 1960, p. 63.
[13] Le résumé que je donne ici de cet écrit se base, en plus de sa lecture attentive, sur les travaux consacrés à son auteur par J.-P. Belna, La notion de nombre chez Dedekind, Cantor, Frege (Paris : Vrin, 1996), ainsi que par H.B. Sinaceur dans son introduction à la compilation d’écrits de Dedekind rassemblés sous le titre La création du nombre (Vrin, 2008, p. 111).
[14] Voir Dedekind 1888, trad. fr. 2008, p. 178.
[15] Selon que l’on adopte une version platonicienne ou au contraire une version nominaliste de l’existence des mathématiques, le concept de nombre ici proposé par Russell pourra être conçu soit comme existant de toute éternité dans le monde des Idées, soit comme le résultat d’une définition purement nominale, à partir des seuls concepts logiques eux-mêmes non dérivés d’autres concepts.