Les débuts de l’intelligence sensori-motrice et
de la construction du réel (Stades 4 et 5)
[Vers: Cours n. 12 — Cours n. 11 — Cours n. 10 — Cours n. 9 — Cours n. 8 — Cours n. 7 — Cours n. 6 — Cours n. 4 — Cours n. 3 — Cours n. 2 — Cours n. 1]
4e stade: les débuts de l’intelligence sensori-motrice
Lors du précédent cours nous avons pris connaissance des différentes étapes qu’un bébé franchit jusqu’à l’acquisition d’une coordination des schèmes de vision et des schèmes de préhension lui permettant aussi bien de saisir intentionnellement un objet vu et auquel il s’intéresse, ceci que la main soit ou non présente dans le champ de vision, que d’amener intentionnellement au regard un objet d’abord saisi par la main, ceci quand bien même l’objet saisi est au départ en dehors du champ de vision. Nous avons également pris connaissance du mécanisme de réaction circulaire secondaire par lequel, à la suite de la prise de connaissance par le bébé de l’effet inattendu et plaisant de l’une de ses actions (par exemple mouvoir avec force ses jambes), cette action est répétée dans le but de reproduire le complexe ou le tableau sensoriel plaisant qui en est résulté (en l’occurrence, le balancement d’une poupée suspendu au sommet du berceau); ce mécanisme implique la création d’un nouveau schème d’action (bouger ses jambes pour faire bouger tout objet suspendu au sommet du berceau) voisin dans sa structure de ce qui sera le propre des conduites relevant de l’intelligence pratique, à savoir la coordination moyen-fin: une fois acquise une réaction circulaire secondaire, le désir ultérieur du bébé de réentendre ou de revoir le complexe sensoriel plaisant (désir pouvant naître de la simple vision d’un objet immobile suspendu au sommet du lit) déclenche automatiquement l’action adéquate qui, vue par un observateur extérieur, apparaît alors comme le moyen de le réaliser.
Avant de présenter quelques exemples illustrant l’apparition des premières conduites de coordination moyen-fin telles qu’elles se manifestent au quatrième stade de la naissance de l’intelligence, insistons d’emblée sur ce qui, en dépit d’une telle proximité de structure, distingue ces premières conduites d’intelligence pratique des réactions circulaires secondaires.
Comme on vient de le rappeler, dès qu’un schème de réaction circulaire secondaire est acquis et que la situation extérieure lui est assimilable, le sujet du troisième stade peut désirer voir réapparaître ou réentendre le complexe visuel ou sonore, source de plaisir, mais alors —et c’est là un point essentiel— sans qu’il n’ait alors à rechercher activement le moyen d’atteindre ce qui n’est pas encore un but, le procédé s’imposant d’emblée car étant composante du schème d’action alors activé. Ce qui signifie que, chez un tel sujet, il n’y a pas encore conscience ni d’un but ou d’une fin, ni d’un moyen, ni de la relation moyen-fin, ceux-ci n’apparaissant véritablement pour le sujet lui-même (et non pas pour l’adulte qui l’observe) que dans le contexte des conduites du 4e stade. Dans ces conduites du 4e stade que nous allons maintenant découvrir à travers quelques illustrations, on va au contraire constater que, étant donné une certaine situation dans laquelle le sujet souhaite atteindre une certaine fin (par exemple s’emparer d’un objet), aucun procédé ne fournissant d’emblée la solution, ce sujet va activement rechercher le moyen d’atteindre son but, une telle recherche impliquant un début de conscience, de différenciation et de mise en relation de ce qui peut être reconnu comme moyen et de ce qui peut être reconnu comme fin (ou but). Précisons cependant d’emblée qu’à ce quatrième stade, au départ de sa recherche, le sujet n’a pas connaissance du schème (ou des schèmes) d’action pouvant servir de moyen et qui va de lui-même s’activer en raison (1) de cette attitude de recherche, (2) du but poursuivi par le sujet et (3) des différents indices liés à la situation, mais schème dont le sujet va cependant activement (au sens des régulations secondaires de Janet[1]) soutenir, freiner ou arrêter l’activité assimilatrice et accommodatrice en fonction de son adéquation ou non par rapport au but visé.
L’application des schèmes acquis aux situations nouvelles
Exemple 1: saisir un objet distant placé sur le sommet du berceau (Naissance de l’intelligence [=NdI, chap. 4], obs. 120, pp. 198-199). — Alors que son fils est âgé de 6 mois et 1 jour [2], Piaget procède à l’expérience suivante. Il commence par tendre une feuille de papier à Laurent couché dans son berceau et qui veut alors s’en emparer. Mais avant que celui-ci n’y parvienne, Piaget place la feuille sur le sommet du berceau (plus précisément sur un cordon qui relie ce sommet à l’une des poignées du berceau). Laurent se trouve en conséquence dans l’impossibilité de l’atteindre. Plus jeune, il aurait rapidement cessé toute action, ne sachant comment procéder lorsque la chose désirée n’éveille pas immédiatement le schème permettant de l’atteindre (hormis la réaction circulaire primaire ou secondaire dont elle est une composante, mais qui, en l’occurrence, est inadéquate). Dans cette nouvelle étape au contraire, non seulement le but est conservé, mais il y a recherche active du moyen d’y parvenir (et donc de satisfaire le schème de préhension alors activé). Or la situation dans laquelle il se trouve est voisine de celle lors de laquelle la réaction circulaire secondaire «se secouer pour faire bouger un objet suspendu au toit du berceau» s’enclenche habituellement. Du coup, par son attitude de recherche de moyen, Laurent favorise l’activation spontanée et le déroulement de cette réaction secondaire, peut-être dans l’espoir qu’elle permettra, non pas de faire bouger un objet suspendu, mais de rendre accessible la feuille, ou simplement afin de voir ce qui peut résulter de cette action dans cette nouvelle situation, le but ultime et bien différencié de toute action en cours restant de se saisir du papier. Le papier ne pouvant toujours pas être saisi, Laurent, qui perçoit la ficelle suspendue au toit, s’en empare et tire dessus tout en regardant avec attention la feuille. Dès l’instant où celle-ci tombe, Laurent la prend après avoir lâché la ficelle.
Cette conduite est proche des exemples de comportement intelligent des chimpanzés de Köhler, que nous avons rapportés précédemment (grimper sur une caisse pour saisir un fruit). Cependant il y a quelque chose de plus dans les observations de Piaget, qui illustre tout l’intérêt de la double analyse génétique et structurale à laquelle celui-ci procède systématiquement: le lien établi entre la présente conduite est celles qui l’ont précédée (ici deux schèmes de réaction circulaires secondaire tous deux détournés de leurs fins: se secouer ou tirer sur une ficelle pour faire bouger un objet). Notons cependant que, dans le cas de ce premier exemple de conduite intelligente, la solution n’était pas très difficile à trouver, puisque le papier était posé dans une situation très proche de celle qui, dans un autre contexte, déclenchait les deux réactions circulaires secondaires servant de base à cette découverte. D’où sa précocité, et son caractère isolé parmi l’ensemble de celles majoritairement les plus avancées vers l’âge de 6 mois, qui appartiennent au stade III.
Exemple 2: écarter un obstacle (NdI, obs. 122, p. 192). — Ce deuxième exemple illustre l’apparition d’une des conduites les plus typiques du 4e stade, celle d’ «écarter un obstacle» empêchant le déroulement d’une action permettant d’atteindre un but préalablement fixé, en l’occurrence se saisir d’une boîte d’allumettes. Jusqu’à 0;7(0), Laurent ne cherchait pas à écarter la main que son père dressait entre lui et cette boîte, qui restait visible pendant tout le déroulement de cette expérience plusieurs fois répétée. A 0;7(13) par contre, après avoir cherché sans succès à atteindre directement la boîte, Laurent commence à taper sur cette main qui fait obstacle «comme pour l’éloigner ou l’abaisser». Son père prend alors un coussin qu’il place entre Laurent et la boîte, celle-ci restant toujours visible. A nouveau Laurent frappe sur le coussin pour l’abaisser et ainsi pouvoir se saisir de la boîte. Il en va de même à 0;7(17), cette fois avec une montre pour cible de la conduite, et sans que l’expérience ait été entre temps répétée.
Dans ce deuxième exemple comme dans le premier, le moyen employé par Laurent pour pouvoir se saisir de l’objet consiste à utiliser un schème déjà acquis auparavant par réaction circulaire secondaire: taper sur un objet ou le frapper dans l’intention de le faire bouger. Mais jamais encore Laurent ne l’avait utilisé en vue non plus de le faire bouger, mais de l’écarter en tant qu’obstacle. On voit donc là aussi comment un nouveau schème d’action typiquement intelligent (écarter un obstacle) naît par assimilation de la situation faisant problème à un ancien schème de type réaction circulaire secondaire, mais en adaptant aussitôt cette ancienne réaction à la situation présente, et du même coup en créant ce nouveau schème dont la signification est toute autre que l’ancienne. Toutefois Piaget prend soin de souligner que le nouveau schème-moyen «écarter un obstacle» est encore, à ce niveau, peu différencié de l’action de frapper, car ne signifiant ou n’impliquant pas encore, pour le sujet, «changer de place» ou déplacer l’obstacle. Au quatrième stade, il n’y a pas encore pour l’enfant une structuration et une unification suffisantes de l’espace sensori-moteur qui seule seraient à même de donner sens à l’action de changement de place, et donc de permettre de repérer et coordonner des déplacements dans cet espace. Mais en sens inverse, ce nouveau schème ne saurait être réduit à un autre, précédemment acquis par simple coordination primaire vision-préhension, et consistant pour Laurent —alors âgé de 5 mois— à enlever de son visage un objet entravant sa vision (un bout de tissu placé sur son visage et lui couvrant les yeux)[3]. Par ailleurs, ce nouveau schème d’ «écarter un obstacle» dérivé de l’action de «bouger un objet» ou de le «frapper» va immanquablement s’affiner et se différencier en s’exerçant. Ainsi, plutôt que de frapper sur l’obstacle, Laurent va ultérieurement se contenter de le déplacer, voire même, dans le cas où la main du père retient l’objet dont il veut se saisir, utiliser l’une de ses deux mains pour écarter l’obstacle tout en utilisant l’autre pour accomplir l’action visée: se saisir de l’objet. Enfin, il est clair que ce schème «écarter un obstacle» sera ultérieurement, et comme nous le verrons, considérablement enrichi par la construction de cet espace sensori-moteur unique dont les premiers germes apparaissent au cinquième stade, en lien avec la coordination progressive des actions de placement et de déplacement et avec la compréhension progressive des rapports de causalité physique.
Exemple 3: lâcher un objet pour se saisir d’un autre (obs. 125, p. 194). — Terminons par un exemple que l’on retrouvera dans la suite de l’exposé: l’action de lâcher un objet tenu par une ou par les deux mains, ceci afin de pouvoir s’emparer d’un autre objet.
Piaget avait observé que dès le début du 3e stade (à 0;4), lors de ses activités de coordination vision-préhension, Laurent recherchait dans la bonne direction un objet qu’il avait involontairement laissé choir. Mais c’est seulement à la fin du 4e stade que «lâcher un objet» devient pour lui une conduite intentionnelle, et plus précisément, en l’occurrence, le moyen d’atteindre un certain but, comme le montre la progression suivante de ses conduites. À 0;7(0), Laurent est en train de jouer avec une poupée qu’il tient d’une main; lorsque son père lui offre une boîte qui l’intéresse vivement, Laurent cherche à s’en emparer des deux mains, mais sans lâcher la poupée, ce qui l’empêche d’atteindre son but. Presque un mois plus tard, à 0;7(28) Piaget observe encore la même conduite: Laurent n’a pas l’idée de lâcher un objet qu’il tient d’une main pour se saisir d’un autre objet qui l’intéresse davantage. Un jour plus tard par contre (donc à 0;7(29)), la solution est enfin découverte: alors que Laurent tient un grelot d’une main et que son père lui tend une boîte de l’autre, après un premier essai lors duquel l’enfant ne parvient pas à s’emparer de la boîte, il finit par laisser volontairement tomber le grelot afin de saisir de ses deux mains l’objet désiré. Et dès le début du huitième mois, ce geste de se dessaisir d’un objet pour s’emparer d’un autre lui devient tout à fait familier. À noter encore que par la suite, le schème de lâcher pourra évoluer de manière telle que l’enfant ne laissera plus simplement tomber l’objet-obstacle, mais le déposera plus ou moins délicatement sur le sol ou sur un support avant de saisir l’objet désiré.[4]
Les débuts de la construction du réel
Les quelques exemples précédents laissaient entrevoir comment la construction de l’intelligence sensori-motrice n’est pas seulement le fait d’une coordination de plus en plus intentionnelle et complexe des schèmes précédemment acquis et pouvant être utilisés comme moyen pour atteindre un but préalablement fixé, mais dépend également étroitement de la construction du réel, c’est-à-dire de schèmes sensori-moteurs (précurseurs des catégories de l’entendement et des formes et notions d’espace et de temps dégagées par Kant dans sa Critique de la raison pure) permettant au sujet de percevoir, dans ce sur quoi portent ses actions, non plus seulement des complexes sensoriels ne signifiant pas encore une réalité extérieure, mais des objets susceptibles d’agir sur d’autres objets, dotés donc d’une certaine consistance et d’une indépendance plus ou moins grande par rapport aux propres actions du sujet, mais aussi prenant place dans un espace et dans un temps dont on va voir qu’ils sont eux-mêmes le produit des schèmes de placement et de déplacement des objets ainsi que d’une coordination temporelle de plus en plus complexe des actions intentionnelles du sujet.
Avant d’examiner plus en détail la construction de ces schèmes les plus généraux au moyen desquels le bébé commence à percevoir et transformer ce monde extérieur tel que le voit communément l’adulte, il convient de souligner une nouvelle fois l’importance historique de la thèse kantienne selon lesquelles les formes de l’espace et du temps, ainsi que les catégories de l’objet, de la causalité, de la quantité (grandeurs, intensité d’effort caractérisant une action, etc.) sont des «conditions apriori [5]» de perception de ce monde extérieur que nous modifions par nos actions et auquel nous reconnaissons tous appartenir. Sans ces formes et catégories, ce sur quoi porte la perception ne nous apparaîtrait que comme une «suite»[6] désordonnée et sans fin de complexes ou de tableaux sensoriels, sans permanence et sans consistance. Mais le grand apport de Piaget par rapport à cette thèse kantienne qu’il reprend au moins partiellement à son compte est d’avoir montré par ses recherches psychogénétiques que ces apriori que sont les catégories, formes ou schèmes[7] de l’objet, de l’espace, du temps, de la quantité, etc. ne préexistent pas dans l’esprit humain, c’est-à-dire ne sont pas données à la naissance, mais qu’elles sont progressivement construites en synergie étroite avec la construction de l’intelligence humaine, d’abord sur le plan sensori-moteur et perceptif, puis sur celui de la représentation.
Ces quelques considérations préalables peuvent paraître fort éloignées du champ de recherche de la psychologie et ne concerner que la seule épistémologie ou la seule philosophie des sciences. Une telle manière de distribuer les questions serait cependant fâcheuse pour la psychologie elle-même puisque ces apriori kantiens organisent et président aux moins en partie nos interactions les plus générales avec la réalité dans laquelle nous vivons (savoir, par exemple, que tel objet se trouve à tel endroit ou tel endroit de l’espace implique que nous ayons l’intuition de cet espace en soi imperceptible; comment pouvons-nous avoir une telle intuition ? c’est ce que Piaget a cherché à découvrir par ses recherches de psychologie génétique sur la construction de l’espace sensori-moteur) .
Venons-en donc à l’examen de quelques observations illustrant la «construction du réel» chez l’enfant nécessaire au développement de son intelligence, en commençant par nous pencher sur la première étape de construction de l’objet permanent.
Les débuts de la permanence de l’objet
La situation prototypique que Piaget va utiliser pour examiner quelle notion un bébé peut se faire d’un objet aux différentes étapes de la genèse de l’intelligence sensori-motrice est la suivante. Soit un «objet» que le bébé cherche visiblement à saisir (ce qu’il cherche à faire au moins dès le troisième stade). Que se passe-t-il si un écran est interposé entre ce quelque chose et l’enfant de manière à le cacher entièrement (situation donc plus complexe que celle lors de laquelle Laurent utilisait une réaction circulaire secondaire transformée en schème-moyen pour écarter un obstacle s’interposant entre lui et un objet resté visible) ?
Au troisième stade de construction du réel, l’enfant interrompt son effort. Ainsi, à 0;9(7), Lucienne cherche à saisir un jouet placé devant elle. Mais il suffit que son père recouvre ce jouet d’une couverture pour qu’elle interrompe son action (La construction du réel chez l’enfant [=CdR, chap. 1], obs. 31). De même, à 0;8(25), Laurent ne fait rien pour retrouver une boîte de fer avec lequel il jouait et que son père lui a pris des mains pour le mettre sous un oreiller se trouvant devant lui (CdR, obs. 34). Cette observation est d’autant plus frappante que, à 0;8(1), comme on l’a vu, Laurent était déjà en possession du schème d’abaisser un coussin l’empêchant de saisir cette même boîte qu’il pouvait cependant toujours percevoir. Il suffit donc que l’objet soit complètement caché par le même coussin pour qu’il s’anéantisse. Bien entendu, un tel anéantissement n’implique pas une disparition complète. Tant qu’il est actif le schème de préhension qui s’apprêtait à s’en saisir le contient encore pour ainsi dire en négatif ou sous la forme d’un manque. Mais pour le sujet lui-même, il n’y a plus rien en face de lui, hormis le coussin qui a pris la place de la boîte et ce qui reste visible dans son champ de vision. Jusqu’au troisième stade inclus, donc, la «permanence» de ce qui n’est pas encore un objet se confond avec la durée d’activité du schème qui l’assimile et s’annihile avec la fin de son activation. [8]
Le quatrième stade est donc celui où apparaît une première forme véritable de permanence de l’objet telle qu’elle peut être identifiée au moyen de la situation décrite ci-dessus. Un exemple voisin du précédent permet de saisir la progression des conduites qui amènent Laurent à attribuer une certaine permanence aux objets sur lesquels porte son action. A 0;8(24), alors que Laurent joue avec une boîte d’allumettes, son père la lui prend des mains et la cache sous un oreiller. Laurent stoppe toute action, de la même manière qu’il le fera le lendemain avec la boîte en fer dont il a été question ci-dessus. Mais à 0;8(29) au contraire, après que son père a à nouveau caché la même boîte d’allumettes sous l’oreiller, Laurent saisit l’oreiller comme s’il s’attendait à retrouver la boîte dessous ou du moins comme s’il essayait «à tout hasard» de voir ce qui se passe en soulevant l’oreiller. Après tout, cela n’est pas la première fois que soulever un objet fasse par hasard apparaître un autre objet… Cependant Piaget n’est pas certain que l’idée de permanence s’impose déjà chez son fils. Il se peut que cette conduite soit facilitée par le fait qu’au début de l’action, Laurent tenait la boîte dans sa main, et qu’il y ait simple prolongement de l’activité de préhension se portant non plus sur la boîte, mais sur l’oreiller. En effet, après cette première réussite apparente de son fils, Piaget reprend la boîte, la place à côté de Laurent; mais dès que celui-ci enclenche le mouvement de préhension, il se dépêche de placer à nouveau l’oreiller sur la boîte, ce qui amène Laurent à interrompre son action, comme si, à nouveau, il suffisait de cacher complètement un objet pour que celui-ci s’annihile pour l’enfant qui voulait s’en emparer.
Par contre, deux semaines plus tard, plus aucun doute n’est possible. A 0;9(17), Laurent, qui regardait son père tenant un étui à cigares dans sa main et qui le voit placer cet étui sous un coussin soulève sans hésitation celui-ci pour s’emparer de l’objet. En ce cas, on n’a plus affaire à une action déjà engagée et dont son père aurait empêché le complet déroulement. C’est après que celui-ci a caché le cigare que l’enfant décide ou du moins enclenche le geste de s’en emparer.
Autre exemple du quatrième stade: à 0;8(15) déjà, Jacqueline écarte une couverture placée entre elle et son père et l’empêchant de voir ce dernier. Cependant, si ce n’est pas une personne qui est placée derrière la couverture mais un objet inanimé, Jacqueline n’a pas l’idée d’écarter la première pour s’emparer de l’objet ou pour le voir (obs. 35, CdR, p. 44). Piaget en conclut que la recherche d’un objet caché (ou d’un «tableau sensoriel substantifié») est plus précoce lorsque cet objet est une personne et non pas un objet inanimé (ce qui confirme la thèse selon laquelle le rôle de l’affectivité n’est pas à négliger dans une théorie complète du développement de l’intelligence et de la connaissance). Toujours en ce qui concerne Jacqueline, c’est à 0;9(8) qu’elle cherche et parvient pour la première fois à retrouver un objet que son père vient de cacher sous une couverture, mais seulement à condition qu’elle ait préalablement marqué un intérêt pour l’objet. Par contre, à 0;9(23), le schème de rechercher un objet caché sous un autre se déroule d’emblée, ceci qu’elle tienne ou non l’objet avant que son père ne le cache sous ses yeux.
Cependant, il suffit de compliquer un peu la situation pour que l’enfant du quatrième stade ne parvienne pas à retrouver l’objet disparu. Dans cette nouvelle situation imaginée par Piaget, deux coussins sont placés devant l’enfant. Dans un premier temps, Piaget, qui tient dans sa main un objet le cache sous l’un des deux coussins. Résultat: l’enfant n’a aucune peine à enlever le coussin et à saisir l’objet. Mais ensuite Piaget, qui a repris cet objet dans sa main le place sous le deuxième coussin, et ceci alors que l’enfant ne cesse pas de le regarder faire. Contrairement à toute attente, l’enfant ne recherche pas l’objet là où son père vient de le cacher, mais là où il l’avait dans un premier temps placé et où l’enfant avait su et pu le retrouver. Ce qui signifie que l’objet est certes devenu un objet continuant d’exister alors même qu’il n’est pas perçu, mais que par ailleurs il reste dépendant des actions du sujet: un objet se trouve là où on l’a retrouvé une première fois, quand bien même on perçoit une action le faisant disparaître en un nouveau lieu. A ce niveau l’enfant attribue bien une certaine permanence à l’objet, mais il agit comme si son action permettait de le faire surgir là où il juge pouvoir s’en emparer, sans considération des placements et déplacements qui se déroulent pourtant devant lui. Comme on le verra lors du prochain cours, ce n’est qu’au cinquième stade de construction de l’objet qu’une telle indépendance par rapport aux actions du sujet lui sera attribuée. Auparavant, voyons ce qu’il en est de la progression de la catégorie de causalité entre les 3e et 4e stades.
Les débuts de la causalité physique
Comme on l’a vu précédemment, c’est dès le troisième stade et les réactions circulaires secondaires que le sujet en arrive à agir intentionnellement sur ce qui se trouve dans son champ perceptif afin de faire renaître un spectacle intéressant, par exemple en tirant plus ou moins fort sur un cordon, ce qui fait bouger une poupée suspendue au sommet du berceau. Ce faisant, l’enfant ne peut cependant pas déjà reconnaître son action comme la cause objective du mouvement de l’objet suspendu, une telle reconnaissance impliquant la présence de schèmes de l’objet, de l’espace et du temps encore absents à ce stade. Il y a tout au plus chez lui la présence d’une sensation ou d’un sentiment d’effort proportionnel à l’effort effectif qu’il doit accomplir pour que la réaction circulaire secondaire débouche sur l’effet attendu. Piaget donne le nom de «causalité par efficace» à cette première forme de saisie d’un rapport causal qui apparaît ainsi lors du troisième stade de développement de l’intelligence. Par ailleurs à la fin de ce stade, lorsque ces réactions circulaires secondaires tendent à se généraliser pour être utilisées comme procédé pour faire surgir un spectacle plaisant qui vient de se produire sans que ces réactions en soient en rien les génératrices objectives, le sentiment d’efficace qui pouvait accompagner ces réactions à leur origine prend une forme nouvelle, que Piaget désigne du nom de «causalité magico-phénoméniste», qui souligne combien cette première notion de causalité reste centrée sur l’action propre, sans considération des interactions causales pouvant se produire entre les objets eux-mêmes.
Comme pour la catégorie kantienne d’objet, c’est seulement au 4ème stade de développement de l’intelligence sensori-motrice que commence à se mettre en place la catégorie de la causalité objective, c’est-à-dire la capacité de détecter des relations causales entre objets, et d’abord entre le sujet et l’objet. Du moins c’est ce que laissent suspecter les observations suivantes de Piaget, dont les deux premières concernent le troisième stade, et les suivantes le quatrième stade. Ces observations ont en outre, pour intérêt secondaire, de révéler le rôle des interactions avec autrui dans la construction de cette première forme de causalité objective.
Exemples de conduites du troisième stade
Exemple 1. — A 0;8(7), Laurent regarde la main de son père balançant une chaîne de montre. Lors son père cesse cette action en laissant toutefois la main à proximité de l’objet, Laurent ne cherche pas à faire durer par réaction circulaire secondaire ce spectacle intéressant, ceci contrairement à ce qu’il faisait précédemment et ce qu’il fera encore pendant 2 ou 3 semaines. Il saisit la main de son père et la déplace en direction de l’objet. Un tel comportement suggère que Laurent commence à attribuer un pouvoir d’action autonome à cette main perçue comme extérieure à lui. Toutefois cette observation reste encore isolée. Les jours suivants en effet, alors que Piaget fait bouger un objet avec ses pieds, Laurent tape sur le pied de son père comme il pouvait frapper un objet proche pour faire bouger un objet éloigné, en généralisant ainsi un schème acquis par réaction circulaire secondaire. En ce cas, on a simplement affaire à une forme typique de causalité magico-phénoméniste.
Exemple 2. — Entre 7 et 8 mois (donc toujours vers la fin du 3ème stade[9] de développement de l’intelligence), Jacqueline et Lucienne se livrent à des activités d’imitation réciproque avec leur mère (par exemple, frapper à tour de rôle sur un objet; voir CdR, chap. 3, p. 218-219). Dans cette activité d’imitation, chez Jacqueline comme chez Lucienne, il s’agit encore de causalité par efficace, liée à des réactions circulaires secondaires. En tapant à leur tour sur l’objet qui est devant elles, les deux sœurs font réapparaître le complexe sensoriel ou le tableau plaisant produit par l’action de leur mère.
De manière générale, les observations révèlent que, sauf cas isolés, jusqu’à 8 mois environ, les enfants ne conçoivent pas encore autrui comme une source de causalité indépendante de leur propre action. Aux yeux de l’enfant, il n’existe pas encore de «centre causal indépendant» de l’action propre (id., p. 221). Ce qui ne l’empêche pas de reconnaître en la «personne d’autrui […] un centre d’actions plus vivant que n’importe quel objet» inerte (id.).
Les premiers exemples de causalité véritable attribuée à autrui se rattachent à l’apparition des premières conduites intelligentes. En voilà deux exemples.
Exemples de conduites du quatrième stade
Trois exemples concernant les rapports avec autrui. — A 0;8(8), Jacqueline repousse la main de sa mère qui l’empêche d’atteindre un objet, ou, à 0;8(19) cette même main lui donnant un remède désagréable. Un autre exemple porte sur les conduites d’imitation réciproque: Jacqueline (qui a alors 0;8(17)) et sa mère s’imitent l’une l’autre en chantant tour à tour la même mélopée. Après un certain temps, sa mère s’arrêtant de chanter, Jacqueline lui touche délicatement la lèvre pour l’inciter à chanter à nouveau. Enfin, à 0;10(30), Jacqueline prend la main de son père et la dirige vers une poupée chantante qu’elle n’arrivait pas à actionner. Elle fait ensuite pression sur l’index de cette main pour l’inciter à agir. Dans ce dernier exemple, la main d’autrui est manifestement devenue pour l’enfant une «source indépendante d’actions par contact».
Mais qu’en est-il de la causalité propre aux objets inertes ? Au 4ème stade, ces objets commencent eux aussi à être perçus comme des sources d’action, mais seulement dans des situations lors desquelles l’enfant agit lui-même sur les choses et que celles-ci lui résistent d’une façon inattendue. Comme on va le voir dans l’exemple suivant, c’est alors comme si l’enfant assimilait l’objet à un être vivant.
Exemple de causalité attribuée à un objet inerte. — À 0;8(21), Jacqueline tient dans sa main une clochette en étoffe (CdR, obs. 145, p. 232). Sans qu’elle ne s’en doute, son père, qu’elle ne peut pas voir agir et qui a gardé en main un cordon auquel cette clochette est attachée, ébranle celle-ci et la tire vers lui. D’abord effrayée, Jacqueline regarde ensuite avec curiosité la clochette et elle la touche très délicatement pour voir ce qui va se passer et en s’attendant peut-être à ce qu’elle se remette à sonner.
De manière générale cependant, à ce 4e stade, contrairement à une personne, un objet inerte n’est pas perçu comme pouvant être un centre d’action susceptible d’agir sur un autre objet. Plus précisément, à ce stade, il n’y a pas encore pour l’enfant de rapport de causalité entre objets inertes indépendant d’une action du sujet. C’est toujours dans le contexte d’une action engagée par lui-même que l’enfant sera amené à attribuer un pouvoir causal soit à une partie du corps propre d’autrui (la main du père, ou la bouche de la mère dans les exemples précédents), soit même à un objet inerte dans les cas où celui-ci est en partie assimilé à un être vivant. Comme nous le verrons dans un instant, ce n’est qu’au 5e stade que l’enfant attribuera aux objets inertes ou vivants une capacité d’agir indépendante de ses propres actions.
Avant de résumer les conquêtes du 4e stade concernant la construction du réel et avant d’entrer dans la présentation du 5e stade de développement de l’intelligence et de la construction du réel, examinons quelques recherches postpiagétiennes dans lesquelles leurs auteurs ont cru pouvoir découvrir entre 3 mois et 8 mois des conduites qui impliqueraient la maîtrise d’une causalité physique au sens où nous autres, adultes, l’entendons, c’est-à-dire d’une causalité entre objets indépendantes de nos propres actions — ce qui signifierait que la catégorie kantienne de causalité serait soit innée et non pas psychogénétiquement acquise, soit construite bien plus précocément que ne le soutenait Piaget.
Un aperçu de quelques recherches postpiagétiennes sur la causalité entre 4 et 8 mois
Comme nous venons de l’indiquer, l’examen de ces recherches est crucial dans la mesure où, si les auteurs de ces recherches ont raison dans leur interprétation, cela impliquerait que la thèse de Piaget concernant l’origine de la catégorie kantienne de causalité physique serait erroné. Or, comme la maîtrise de la causalité physique est conditionnée par la maîtrise parallèle des catégories et formes de l’objet, de l’espace et du temps, c’est toute la théorie piagétienne de la construction du réel chez l’enfant qui serait démentie par ces expériences. Avant donc de procéder à l’examen des conduites du 5e stade de cette construction du réel, il faut s’assurer que les faits rapportés par ces auteurs n’impliquent pas nécessairement la présence —chez les enfants de moins de 9 mois— de la notion de causalité physique objective. Nous allons pour ce faire examiner trois expériences caractéristiques de ces recherches.
Expérience 1: La perception des effets de la gravitation chez les bébés de 3-4 mois
Lors de cette expérience et dans un premier temps, les bébés sont entraînés et donc habitués à voir un objet poussé plus ou moins loin par une main (l’objet se trouve toujours sur un support). Le schéma suivant, extrait de Vauclair[10], p. 131, illustre ce que perçoivent les sujets:
Comme le montre le schéma, les enfants sont familiarisés à voir soit un objet se trouvant au début aligné sur le bord arrière du support puis déplacé par la main jusqu’au milieu de celui-ci, soit le même objet placé au milieu du support puis déplacé jusqu’au bord avant du même support. On est ici dans le contexte typique du paradigme méthodologique de l’habituation: après un certain nombre de répétitions, le sujet se lasse un peu de voir toujours la même chose ne prête plus trop attention à ce qu’on lui montre, sauf si quelque chose de nouveau et apparaît.
Dans un second temps, c’est-à-dire une fois que la situation est devenue familière aux bébés, l’expérimentateur les confronte à l’une ou l’autre des deux événements illustrés par le schéma suivant et dont l’un est physiquement possible et l’autre impossible (l’objet est vu comme être déplacé au-delà du support et restant en l’air sans tomber):
Résultats de l’expérience: dans ce deuxième temps, les bébés de 3-4 mois regardent plus longuement l’objet restant en l’air, ce à quoi ils ne s’attendaient manifestement pas.
Dans une expérience complémentaire, l’événement final auquel sont confrontés les sujets est modifié de la façon suivante: lorsque l’objet est poussé au-delà de la frontière du support, deux situations sont présentées. Dans l’une des deux situations, une main est représentée qui tient l’objet suspendu en l’air, alors que dans l’autre situation, l’enfant voit l’objet chuter. Il n’y a dès lors plus d’événements physiquement impossibles et le temps consacré à regarder chaque situation est cette fois le même.
Conclusion tirée de cette recherche: «les bébés auraient connaissance des effets de la gravitation qui régit les objets et leurs mouvements» (Vauclair, p. 131). Bien qu’apparemment prudente dans sa formulation (il n’est pas affirmé que les enfants perçoivent un rapport de cause à effet, mais les seuls effets de la gravitation, ce qui revient au même), cette conclusion est certainement trop forte[11]. Dans le premier cas, c’est-à-dire dans la situation lors de laquelle les sujets sont confrontés soit à un événement possible soit à un événement impossible, les bébés ayant été familiarisés à voir un objet toujours posé sur son support, il n’est pas surprenant que ce qui est le plus nouveau par rapport à cette situation (soit le fait pour un objet de n’être plus sur son support initial) soit regardé plus longtemps. Et dans le second cas, la vue d’un objet lâché et qui tombe est déjà certainement familière à un enfant de 3-4 mois (ce qui n’implique en rien qu’il y ait saisie d’un rapport de causalité, c’est-à-dire d’un rapport cause-effet), de même qu’est certainement familière la vue d’un objet tenu par une main. En d’autres termes, rien de ce qui est observé lors de cette expérience implique une quelconque perception d’un rapport de causalité, et donc la présence chez le sujet d’une catégorie ou d’une schème de causalité physique le conduisant à percevoir un tel rapport. Seule entre en jeu la plus ou moins grande familiarité avec les situations présentées, et, comme indiqué plus haut, le fait que l’enfant passe un peu plus de temps à regarder l’événement impossible s’explique non pas du fait qu’un tel événement est en effet physiquement impossible pour le sens commun adulte, mais beaucoup plus vraisemblablement et simplement parce qu’il comporte un trait nouveau par rapport aux situations auxquelles les sujets on d’abord été familiarisés. En résumé, ce qui est en jeu n’est donc pas la catégorie de causalité physique, mais la simple régularité et familiarité plus ou moins grande des situations perçues.
Expérience 2: La compréhension de la causalité entre objets à 6-7 mois
Il s’agit là aussi d’une expérience procédant selon le paradigme de l’habituation. Dans un premier temps, les bébés de 6-7 mois sont familiarisés avec une situation dans laquelle un premier objet heurte un second qui se met alors en mouvement. Ensuite, lorsqu’ils sont familiarisés avec cette situation et tendent à s’en désintéresser, ils sont confrontés à l’une ou l’autre des deux situations suivantes, l’une correspondant à un événement physique possible, l’autre à un événement qui ne respecte pas la loi physique de transmission du mouvement illustrée par le schéma ci-dessous (extrait de Vauclair, p. 132):
Lorsque un premier objet en mouvement (représenté ici par le carré gris) vient heurter le second objet immobile (représenté par le carré noir), le second se met en mouvement alors que le premier s’arrête.
Après que les sujets se sont habitués à percevoir une situation respectant cette loi, on les confronte à la situation à laquelle ils ont été familiarisé, mais également à deux autres situations ne respectant pas la loi en question: une première dans laquelle le second objet se met en mouvement avant que le premier l’ait frappé, et une deuxième dans laquelle le second objet est certes frappé par le premier, mais ne se met en mouvement qu’après un délai d’attente.
Les résultats dans cette deuxième phase de l’expérience sont les suivants: à 6-8 mois les bébés manifestent une même «réaction à la nouveauté» face à ces deux situations qui ne respectent pas la loi physique de transmission du mouvement. Mais là aussi, comme dans l’expérience précédente, ce résultat n’a rien de fondamentalement surprenant. Toute situation nouvelle provoque chez un bébé un intérêt plus marqué. C’est ce qu’on observe ici: les deux situations non standard rompent toutes deux avec la situation à laquelle les sujets ont été familiarisés. Il n’y a donc rien de surprenant à ce que ceux-ci se comportent différemment ! Mais, contrairement à ce que suggèrent les conclusions de cette recherche résumées par Vauclair, une telle différence de comportement n’implique en rien que les sujets de cet âge détectent un rapport de cause à effet dans la situation standard, et l’absente surprenante d’un tel lien dans les deux situations qui ne sont paradoxales qu’aux yeux de l’adulte ou d’un enfant de stade supérieur ayant construit la catégorie de causalité (physique) !
Plus encore que dans la précédente étude on voit ici que les chercheurs postpiagétiens tendent à abandonner toute prudence dans l’interprétation des comportements des bébés et dans l’attribution de compétences précoces à ces mêmes bébés, ceux-ci étant supposés être dotés dès leur naissance ou de manière purement innée de catégories de temps, d’espace, de causalité leur permettant de voir dans les phénomènes qui les entourent ce que nous adultes croyons y percevoir. Est ignoré tout l’effort accompli par Piaget pour décrire le passage d’une forme primitive de causalité par efficace telle qu’elle s’esquisse chez l’enfant de 3-4 mois à une forme de causalité objective qui certes émerge au 4e stade mais qui ne prendra sa pleine indépendance qu’au 5e stade de la construction du réel, comme est ignoré la raison d’un tel effort et d’une telle prudence, à savoir mieux comprendre ce qu’implique et ce que signifie la notion de causalité physique, et par contrecoup, éviter les attributions fallacieuses [12].
Un dernier exemple de recherche postpiagétienne peut être rapproché des observations rapportées plus haut en ce qui concerne l’évolution de la causalité chez Jacqueline parvenue au quatrième stade de construction de l’intelligence sensori-motrice et du réel.
Expérience 3: mise en mouvement d’un mobile
Dans cette expérience, ce sont cette fois des enfants de 10 mois qui sont dans un premier temps entraînés à voir se mettre en mouvement une balle partiellement cachée. Une fois achevée cette phase de familiarisation, ces mêmes enfants sont confrontés à trois nouvelles situations, dont une seule respecte les lois du mouvement. Dans la première de ces deux nouvelles situations, les sujets peuvent voir une main mettant en mouvement la balle; dans la seconde, une main est également visible mais cette fois un peu en retrait de la balle, celle-ci se mettant en mouvement sans être poussée; enfin, dans la dernière situation, aucune main n’est visible et la balle se met seule en mouvement. Le schéma suivant (extrait de Vauclair, p. 135) illustre les quatre situations, la partie supérieure décrivant la trajectoire de la balle perceptible dans la phase de familiarisation, alors que la partie inférieure décrit les seules conditions de départ de la balle dans les trois situations de la phase de test:
Résultats de cette seconde phase: les enfants regardent plus longuement les deux dernières situations dans lesquelles la balle part toute seule. Cette fois, il est probable que les enfants soient surpris par ces deux dernières situations, et on ne peut plus évoquer la plus ou moins grande proximité par rapport à la situation de la phase de familiarisation, comme nous avons pu le faire dans les deux expériences précédentes. Mais cette surprise est très proche de celle que Piaget a pu constater chez sa fille Jacqueline qui, à 0;8(21) a manifesté quelque effroi lorsqu’une clochette s’est mise à bouger et à faire du bruit sans aucune intervention humaine apparente, alors que dans une situation où son berceau se met apparemment seul à bouger, elle sait bien que ce mouvement peut être attribué, elle en a l’habitude, à son père caché derrière elle (de la même façon que voir une balle surgir en mouvement devant elle aurait pu ne pas la surprendre, sachant par expérience qu’elle a pu être lancée par une personne invisible). Or à dix mois, âge des sujets examinées dans cette recherche, si l’on se réfère aux observations de Piaget, il y a de bonne chance que ces sujets aient eux aussi atteints le 4e stade de développement de construction du réel. Or on a vu que, chez Jacqueline, c’est dès ce stade qu’elle commence à envisager l’existence de centres d’action partiellement indépendant de sa propre action, pour autant que ces centres soient des objets vivants et non pas inanimés. Un enfant de cet âge a suffisamment acquis d’expérience pour savoir que des personnes peuvent initier seules des mouvements, alors que dans des conditions habituelles ce n’est pas le cas des objets inertes et immobiles. Dans le cas de la deuxième phase de la présente expérience, il est donc tout à fait possible est même probable que la surprise des enfants qui explique qu’ils regardent plus longuement les deux situations dans lesquelles on voit une balle se mettre seule en mouvement alors qu’elle était immobile sur un support horizontal provienne du même genre d’expériences que celles de Jacqueline avant qu’elle ne soit elle aussi confrontée à une situation paradoxale par rapport à ce dont elle a précédemment fait l’expérience. Cette fois, on a donc bien affaire à une forme de causalité, mais qui, bien que connaissant un début d’extériorisation et donc d’objectivisation, reste partiellement subjective, liée à la causalité par efficace, puisque ce sont toujours des parties d’un être vivant qui sont perçue comme étant ou pouvant être cause d’un événement.
En définitive, le bilan que l’on peut tirer de ces expériences postpiagétiennes, s’il apporte des faits originaux par rapport à ceux observés par Piaget, ne remet nullement en cause les analyses de ce dernier et les conclusions théoriques qu’il en tire quant au début de la construction de la causalité objective et physique chez le bébé. Certes les faits présentés sont intéressants, mais, dans l’ensemble, de tels travaux illustrent plutôt une perte de perspicacité théorique qu’un véritable enrichissement de nos connaissances sur le développement cognitif du très jeune enfant.
Cela dit, reprenons le fil de notre exposé des stades du développement mis en lumière par Piaget à partir de ses observations sur ses enfants en commençant par résumer les progrès observés lors du 4e stade de la construction des catégories ou schèmes de l’objet et de la causalité (nous verrons ce qu’il en est de la construction de l’espace lors de notre examen du 5e stade de développement de l’intelligence sensori-motrice et de la construction du réel lui correspondant).
Conclusion concernant le quatrième stade de construction du réel
Les enfants de ce 4e stade peuvent établir intentionnellement des relations entre eux-mêmes et ce qu’ils commencent à saisir comme étant un monde extérieur; ils commencent en particulier à attribuer à autrui et plus précisément à telle ou telle partie de son organisme assimilable à tel organe de leurs propres corps des pouvoirs similaires aux leurs, en attribuant ainsi un début d’indépendance à ces entités extérieures, ce qui implique un début de décentration par rapport à leurs propres actions, sinon par rapport à la finalité de ces dernières, ainsi qu’un début de différenciation entre ces propres actions et celles alors reconnues chez autrui. Mais ce qu’ils ne parviennent pas encore à saisir à ce stade, ce sont les rapports de causalité entre objets, leurs déplacements successifs et donc leur localisation dans un espace unifié d’ailleurs encore à construire, et enfin la permanence, c’est-à-dire l’existence continuée et située de ces objets lorsqu’ils ne sont plus perçus par le sujet, ou encore la constance de leur forme, de leur couleur, de leur poids ou de toute autre propriété lorsque les conditions de leur perception varient sans que soient objectivement modifiées ces propriétés. En un mot, ce qui fait encore défaut lors du 4e stade, c’est la présence aux yeux de l’enfant d’un monde extérieur unique, composé d’objets permanents et stables ou solidifiés, dont les changements de place ne soient pas perçus comme des changements de propriétés physiques, et qui soient susceptibles d’agir les uns sur les autres indépendamment des velléités et finalités d’action du sujet.
C’est au contraire, et comme on va le voir maintenant, un tel monde qui va apparaître lors du 5ème stade, ceci en lien étroit avec la construction de nouveaux schèmes d’intelligence sensori-motrice, dotés de capacité supérieure de résolution de problème.
5ème stade de développement de l’intelligence:
les réactions circulaires tertiaires et
l’invention de moyens nouveaux par expérimentation active
Deux nouveaux mécanismes ou procédés de construction de schèmes apparaissent au 5e stade: la réaction circulaire tertiaire et la conduite d’expérimentation active permettant de créer de nouveaux schèmes d’action pour atteindre un but préalablement fixé.
La réaction circulaire tertiaire
On se rappelle que dans une réaction circulaire secondaire, c’est par hasard que l’enfant découvre que tel ou tel comportement, par exemple se cambrer, fait surgir de manière tout à fait inattendue un spectacle plaisant (en l’occurrence, le mouvement d’une poupée suspendu au sommet du berceau). Dans le cas de la réaction circulaire tertiaire, l’enfant va au contraire modifier intentionnellement des schèmes déjà acquis dans le but de découvrir les effets de ces modifications, ou bien encore dans l’intention de comprendre les conditions de réussite d’un schème qui a permis d’atteindre un but préalablement fixé sans que l’enfant n’ait saisi ces conditions. Vers 10 mois environ, l’enfant devient ainsi une sorte de petit «expérimentaliste»: il se livre à des expériences «pour voir» ce qu’il en résulte, sans qu’il ne puisse cependant anticiper d’avance ce qui pourrait advenir.
Exemple 1: lâcher un objet. — Le schème de lâcher un objet peut déjà être acquis par réaction circulaire secondaire. C’était le cas chez Laurent, qui avait par hasard découvert cette action à l’âge de 0;10(2) et qui prenait ainsi plaisir à voir des objets chuter. Cependant, dès 0;10(11), Laurent, qui est coucher sur le dos, s’amuse à saisir et à lâcher les objets qui sont autour de lui, une boîte par exemple, mais il ne le fait plus n’importe comment: il varie intentionnellement les positions de chute, en plaçant son bras parfois verticalement au-dessus de sa tête, parfois obliquement, et en étant attentif à la fois à la position adoptée et à l’endroit où l’objet tombe. Un jour plus tard, assis dans un panier, il lâche des objets soit d’un côté soit de l’autre, en différentes positions.
Exemple 2: faire glisser un objet sur un plan incliné. — À 0;11(20), Jacqueline fait glisser des objets sur une couverture en variant leurs positions de départ. À 1;0(3), assise sur un canapé, elle pose son chien en peluche à côté d’elle en s’attendant à le voir bouger. Comme celui-ci reste immobile, elle le dépose un peu plus loin, puis encore un peu plus loin. Le chien ne bougeant toujours pas, elle le reprend pour le mettre sur un plan incliné. Cette fois le résultat attendu se produit, ce qui incite Jacqueline à placer à nouveau le jouet sur le plan incliné.
Ces deux exemples révèlent que si, dans les réactions circulaires secondaires, il y a également une accommodation possible des actions afin de parvenir avec succès à reproduire le résultat attendu (par exemple, l’enfant peut se cambrer plus fortement qu’il ne vient de le faire sans succès en vue de faire réapparaître un spectacle intéressant), dans les réactions circulaires tertiaires, l’accommodation est dirigée en vue de cerner avec précision les conditions de réussite de l’action et non pas seulement par intérêt pour le but à atteindre. En d’autres termes, alors que dans les réactions secondaires mais aussi primaires, l’accommodation s’imposait d’elle-même simultanément à l’activité d’assimilation, lors des réactions circulaires tertiaires l’enfant accommode intentionnellement son schème, ce qui conduit à une assimilation plus efficace, tenant compte des particularités de la situation.
Bien plus encore. À partir de ce stade, une situation extérieure devient d’autant plus stimulante pour l’enfant qu’elle résiste à l’assimilation immédiate aux schèmes acquis. Comme l’écrit Piaget, «si l’objet ou le phénomène nouveaux n’avaient aucun rapport avec les schèmes d’assimilation, ils n’intéresseraient pas, et c’est pourquoi effectivement, ils ne suscitent rien sinon une attention visuelle ou auditive [chez l’enfant qui sait pourtant déjà s’en emparer]. Tandis que, dans la mesure où ils sont presque assimilables, ils suscitent un intérêt et un effort d’accommodation plus grand encore que s’ils l’étaient immédiatement» (NdI, chap. 5, p. 242). Dès ce niveau, c’est donc la nouveauté en tant que telle qui intéresse l’enfant, alors que précédemment, seuls l’intéressaient les buts dont la signification étaient d’emblée fixée par ses schèmes innés ou acquis d’assimilation.
L’invention de moyens nouveaux par tâtonnement et expérimentation active
On a vu que c’est au 4e stade que l’enfant commençait activement à rechercher le moyen d’atteindre un but, mais qu’à ce niveau ce sont les schèmes précédemment acquis qui seuls pouvaient, avec ou sans accommodation active, livrer la solution recherchée. Par contre, au 5e stade, les enfants vont parvenir à inventer par tâtonnement empirique le schème d’action qui leur permettra d’atteindre un but cette fois hors de portée des schèmes en leur possession.
Exemple 1: la conduite du support.
Pour mieux faire apparaître le saut qui se produit lors du 5e stade de développement de l’intelligence, Piaget commence par rapporter les conduites typiques d’un enfant du 4e stade lorsqu’il est confronté à la situation lors de laquelle un objet posé sur un support peut être saisi seulement après s’être emparé de celui-ci, ce qui a pour effet de rapprocher l’objet. Ainsi, à 0;8(1) et les jours suivants (NdI, obs. 148), Laurent, qui souhaite s’emparer d’une montre hors de portée de ses mains mais qui se trouve sur un coussin proche de lui, se saisit de ce dernier en lieu et place de l’objet désiré, ce qui a pour effet inattendu de rendre accessible la montre. À cette étape, Laurent n’a pas cependant pas encore pleinement découvert la conduite du support, dans la mesure où celle-ci exige de comprendre la relation qui existe entre un objet et son support. La réussite inattendue qu’il obtient ne le conduit pas non plus à découvrir cette relation. Il suffit en effet que la montre soit tenue quelques centimètres au-dessus du coussin pour que Laurent tire néanmoins ce dernier alors que c’est visiblement la montre dont il cherche toujours à s’emparer. Ou bien il suffit que le coussin soit un plus éloigné de Laurent, mais toujours saisissable par lui, pour que l’enfant n’ait pas l’idée de le rapprocher pour s’emparer de la montre et pour qu’il cherche au contraire sans succès à s’emparer directement de la montre (en dirigeant sa main vers celle-ci). Ces conduites typiques des enfants du 4e stade lorsqu’ils sont confrontés à une situation tout à fait identique à celle à laquelle Laurent l’a été ont été amplement confirmées. La photographie ci-dessous est extraite du deuxième d’une série de six films réalisés dans les années 1960 par I.C. Uzgiris et J. Mc. Hunt de l’Université d’Illinois[13]. Elle montre l’expression très claire d’un enfant tirant de ses deux mains un coussin alors qu’elle cherche à s’emparer d’une petite poupée tenue par un adulte au-dessus de ce qui n’est donc plus un support :
Au contraire, confronté à l’âge de 0;10(16) à la situation dans laquelle une montre se trouve sur un coussin un peu éloigné de lui, Laurent réagit de la manière suivante. Il commence par tirer le coussin vers lui dans le but de se saisir de l’objet posé sur son support. Une fois la montre arrivée à une certaine distance, Laurent dirige sa main vers elle; mais comme elle se trouve encore trop éloignée de lui, il s’empare à nouveau du coussin pour le rapprocher davantage, en regardant alors avec attention la montre elle aussi se rapprocher. Tout se passe comme s’il découvrait pour la première fois la relation qui unit un objet à son support et du même coup la conduite qui permet de se saisir d’un objet lorsqu’on tire sur le support sur lequel il est posé. Une fois construit, ce schème de la conduite du support pourra aisément être adaptée à d’autres situations, ceci dans la mesure où l’enfant comprend la relation en question.
Les mêmes conduites sont observées (NdI, chap. 5, obs. 149) chez Jacqueline qui, à 0;11(7) aimerait saisir un canard trop éloigné d’elle et qui se trouve sur une couverture. En voulant s’emparer du canard, elle bouge involontairement la couverture, ce qui a pour effet de faire bouger le canard. Jacqueline comprend alors immédiatement le rapport entre les deux objets, et elle tire à elle la couverture pour se saisir de l’objet convoité.
Exemple 2: la conduite de la ficelle.
En ce nouvel exemple, l’enfant doit découvrir que, lorsqu’un objet est attaché à l’une des deux extrémités d’une ficelle et que l’autre extrémité de celle-ci est à portée de main, il suffit, si l’objet est trop éloigné pour pouvoir directement s’en emparer, de le rapprocher en tirant sur la ficelle. Le problème est bien sûr plus compliqué si l’enfant est assis sur une chaise et si l’objet se trouve sur le sol: le sujet devra à un certain moment consacrer l’une de ses deux mains à la seule tâche de se saisir de l’objet, alors que de l’autre main, il devra continuer de tenir la ficelle pour empêcher l’objet de retomber sur le sol (situation propice à découvrir le rôle de la pesanteur dans la chute des objets, ce qui montre comment le développement de l’intelligence sensori-motrice est dès lors étroitement conditionné par la construction de la causalité, mais aussi de l’espace et du temps).
Une première illustration de la découverte de ce moyen de se saisir d’un objet distant est celle offerte par Jacqueline (NdI, obs. 153) qui à 0;11(7) est confrontée à la situation suivante. Alors qu’assise sur un fauteuil elle joue avec une grosse brosse, son père s’en empare et l’attache sous les yeux de l’enfant à une ficelle. Puis Piaget pose l’autre extrémité de la ficelle sur le bras du fauteuil est met l’objet par terre, sous le fauteuil. Jacqueline s’empare alors de la ficelle et tire sur celle-ci, ce qui a pour effet de rendre la brosse visible et de la rapprocher. Du coup elle lâche la ficelle pour s’emparer de la brosse qui, évidemment, retombe sur le sol. Comme la ficelle est toujours à portée de main, Jacqueline s’en empare à nouveau et tire sur elle pour rapprocher la brosse. Mais lorsque celle-ci se retrouve à portée de main, elle lâche à nouveau la ficelle, d’où un nouvel échec. Bien sûr, si Jacqueline s’était trouvée par terre, avec l’objet attachée à la ficelle se trouvant un peu plus loin qu’elle, elle aurait pu réussir sans difficulté cette tâche, sans avoir besoin de comprendre les liens de causalité en jeu (de la même façon qu’au quatrième stade un enfant peut utiliser une conduite déjà acquise, ici tirer sur une ficelle à laquelle un objet est attaché, pour atteindre un but hors de portée immédiate). Mais la conduite de Jacqueline progresse lors des essais successifs. A un certain moment, Piaget remplace sous les yeux de l’enfant la brosse par un perroquet. A nouveau Jacqueline s’empare de la ficelle pour rapprocher l’objet. Mais cette fois elle ne lâche plus la ficelle lorsque le perroquet est à portée de main, ce qui lui permet de s’emparer de ce dernier. Dans les jours suivants, d’autres essais sont effectués avec d’autres objets et dans d’autres conditions (Jacqueline se trouve par exemple dans son berceau et l’objet convoité est posé sur une table à une certaine distance). Dans tous les cas, c’est par une série de tâtonnements dirigés que l’enfant parvient à rapprocher l’objet au moyen d’une ficelle et à s’en emparer. Il faudra cependant attendre plus d’un mois pour que le schème de la ficelle soit pleinement maîtrisé (à 1;0(19), obs. 154).
Laurent de son côté (obs. 160) acquerra en un seul jour ce schème, passant d’une conduite typique du stade 4 (utilisation d’une réaction circulaire secondaire comme moyen plus ou moyen magique de se saisir d’un objet) à une conduite de stade 5: examen intentionnel de chaque essai pour mieux saisir les conditions de la réussite, ce qui entraîne une amélioration progressive jusqu’à la pleine acquisition du schème de la ficelle.
Là aussi les observations faites par Piaget ont été amplement confirmées par d’autres chercheurs et le film d’I.C. Uzgiris et J. Mc. Hunt mentionné ci-dessus montre un enfant placé exactement dans les mêmes conditions que Jacqueline et chez qui on observe la même progression de la conduite, par tâtonnements progressifs et jusqu’à la pleine maîtrise du schème (voir la photographie extraite de ce film et qui montre quel geste l’enfant assis sur une chaise doit produire pour saisir un objet distant placé sur le sol, ceci au moyen d’une ficelle à l’une des extrémités de laquelle il est attaché, l’autre extrémité de la ficelle étant à portée de main de l’enfant: l’enfant doit retenir d’une main la ficelle qu’il vient de tirer vers lui d’une certaine longueur tout en saisissant plus loin avec l’autre main un bout plus éloigné de la ficelle pour la rapprocher de lui, bout qu’il devra à son tour retenir de la main gauche qui aura entre temps lâché le bout de ficelle qu’elle retenait, ceci pour pouvoir à nouveau aller saisir de la main droite un nouveau bout de ficelle plus éloigné, etc., ceci jusqu’à ce qu’il puisse saisir de la main droite l’objet dont il désirait s’emparer… [14]).
Exemple 3: la conduite du bâton.
A 1;2(7) Lucienne découvre par hasard que taper avec un bâton sur un seau (ou tout autre objet équivalent) le fait se déplacer (NdI, obs. 157). Cette conduite n’est alors qu’une réaction circulaire secondaire, et le bâton qu’un simple prolongement de la main. Son père intervient alors en plaçant l’objet un peu plus loin. Lucienne, qui tient toujours le bâton dans la main, n’a pas l’idée de l’utiliser comme un outil pour rapprocher le seau. Environ deux mois plus tard, à 1;4(0) (obs. 158), Lucienne est cette fois assise en face d’un canapé sur laquelle elle peut voir une gourde dont elle souhaite s’emparer. Un bâton se trouvant à côté d’elle, elle s’en saisit et tape sur l’objet, ce qui suffit à le faire tomber tout près d’elle et donc à le rendre immédiatement saisissable. La réaction circulaire secondaire a par hasard conduit à résoudre le problème, mais dans des circonstances telles que le bâton reste encore un simple prolongement de la main, sans que Lucienne n’ait eu à le concevoir comme un instrument permettant de rapprocher des objets. Cependant son père intervient à nouveau pour éloigner l’objet à une distance telle qu’elle ne peut pas immédiatement la prendre. A nouveau Lucienne prend le bâton et tape sur la gourde. Mais cette fois, Lucienne cherche à pousser la gourde de gauche à droite en regardant avec attention l’effet de l’action du bâton sur les déplacements de l’objet. Après que la gourde arrive à une certaine distance d’elle, Lucienne essaie sans succès de la saisir. Elle utilise alors à nouveau le bâton en le déplaçant cette fois de droite à gauche, ce qui conduit au succès. L’expérience est répétée plusieurs fois par Piaget. Dans chaque cas, Lucienne parvient à utiliser avec succès le bâton pour atteindre le but qu’elle se fixe: s’emparer de l’objet. Dès lors, le bâton acquiert le statut d’instrument et peut être perçu par elle comme le moyen d’atteindre ce but.
Un exemple d’expérimentation active.
Dans ce dernier exemple, Piaget confronte sa Jacqueline à une suite de situations dans laquelle il s’agit de faire passer à l’intérieur du parc d’enfant dans laquelle elle se trouve un bâton situé à l’extérieur de ce parc.
(1) Dans une première situation, le bâton utilisé a 30 cm de long et se trouve placé perpendiculairement par rapport aux barreaux du parc dont l’écart entre eux est de 10 cm. À 1;3(12), Jacqueline prend le bâton est le tire vers elle sans succès. Lors d’un deuxième essai, elle le prend de la même façon, mais cette fois le bâton se redresse légèrement par hasard, ce qui conduit l’enfant à prolonger sans en avoir vraiment conscience ce mouvement de rotation et l’amène ainsi à atteindre le but qu’elle s’était fixé: disposer de l’objet comme elle en disposerait si celui-ci s’était trouvé dès le départ à l’intérieur du parc. L’expérience est alors reconduite plusieurs fois de suite, ce qui permet à Jacqueline d’appliquer de plus en plus rapidement le mouvement de rotation suffisant à faire passer le bâton dans le parc. Néanmoins, la suite va montrer que ces réussites ne valent que pour cette situation relativement simple dans laquelle l’enfant a découvert par hasard le moyen d’atteindre le but préalablement fixé, mais sans que ne soit véritablement compris les raisons de l’échec ou du succès.
(2) Dans une deuxième situation, le bâton choisi par Piaget a cette fois une longueur de 55cm: trop long pour passer même verticalement entre les barreaux, sauf à lui faire subir un mouvement d’inclinaison «avant-arrière» s’ajoutant à la rotation «gauche-droite» qui avait permis à Jacqueline d’atteindre son but dans la première situation. Dans un premier temps, à 1;3(13), elle procède exactement de la même façon que dans la situation précédente, sans succès pendant un long moment, jusqu’à ce que, par hasard, elle accomplisse le mouvement d’inclinaison conduisant au succès. Mais la même expérience immédiatement répétée aboutira à un nouvel échec, faute de compréhension ou d’intégration des conditions du succès, suivi à nouveau d’une réussite tout aussi aléatoire. Finalement, après plusieurs répétitions du même cheminement au terme duquel la réussite résulte toujours du hasard, Jacqueline en arrivera à regarder avec attention comment se comportent les deux extrémités du bâton lorsqu’elle agit sur celui-ci en l’inclinant sur le double plan parallèle (rotation gauche-droite) et perpendiculaire (inclinaison avant-arrière) par rapport au plan des barreaux. Après avoir ainsi atteint son but et réussi à faire passer le bâton dans le parc tout en regardant attentivement le mouvement du bâton, elle parviendra du premier coup et sans presque aucun tâtonnement à atteindre à nouveau ce même but lors de nouveaux essais auxquels son père la confronte le même jour. Deux semaines plus tard, à 1;4(0), la réussite sera quasi-immédiate après un seul échec.
Conclusion
A considérer les quelques exemples de réactions circulaires tertiaires et d’expérimentation active rapportés ci-dessus, il apparaît très clairement que, pour atteindre ses buts, le sujet du 5e stade en vient à examiner avec attention les actions qu’il effectue, ainsi que les effets de ces actions sur les objets en jeu, ou encore les relations entre objets eux-mêmes, comme dans le cas de l’expérience de faire passer un bâton à travers les barreaux d’un parc. De plus, les situations problématiques auxquelles il se confronte spontanément ou auxquelles l’adulte le confronte le conduisent à combiner des chaînes d’actions de plus en plus longues (temporellement). On l’a vu avec l’exemple de la ficelle: l’enfant qui veut s’emparer de l’objet attaché ne doit pas oublier son premier objectif, alors qu’il s’empare de la ficelle. De plus, toujours dans le même exemple, il doit maintenir en activité son action sur la ficelle, alors même que son attention se porte vers la deuxième activité, celle première visée, à savoir se saisir de l’objet désiré. On voit donc que l’intelligence sensori-motrice qui se manifeste au cours de ce 5e stade et dans laquelle la coordination moyen-fin prend une toute autre dimension qu’à ses débuts, lors du 4e stade, est étroitement liée à la construction de l’objet, de l’espace, de la causalité et du temps. D’où l’attention qu’il reste à porter aux 5e et 6e stades de la construction du réel, que nous examinerons avant de conclure notre exposé du développement de l’intelligence sensori-motrice en évoquant le 6e et ultime stade de ce développement, c’est-à-dire le plus haut niveau de conduites auquel il accède avant de devoir conquérir l’univers des représentations, bien plus étendu que cette réalité perceptivo-motrice maîtrisée vers l’âge de 18-20 mois environ.
______________________
[1] Voir le cours n. II.
[2] Comme, selon Piaget lui-même (voir le début de chapitre IV de NdI), c’est vers 8-9 mois qu’apparaissent normalement les conduites intelligentes caractéristiques du 4e stade, mais que chez Laurent les toutes premières conduites le font dès le début du 6e mois, Piaget se justifie en avançant trois arguments qui complètent ou rejoignent les remarques formulées précédemment. 1° 8-9 mois est l’âge moyen où des conduites de ce type se multiplient; 2° Laurent a pu bénéficier du plus grand nombre de moments au cours desquels son père l’a placé dans des situations intellectuellement stimulantes; 3° il convient de tenir compte du degré de complexité des conduites. En ce qui concerne ce 3e facteur, il vaut la peine de citer Piaget lui-même: «les conduites caractéristiques d’un stade, apparaissent d’autant moins en une fois, sous forme d’un ensemble de manifestation simultanées, que ce stade est plus évolué et que ces conduites sont donc plus complexes: il est dès lors, parfaitement normal que les premiers comportements du quatrième stade se constituent sporadiquement dès le milieu du troisième, quitte à ce que ces production épisodiques se systématisent et se consolident un ou deux mois plus tard seulement. Nous verrons de même que les conduites du cinquième stade s’annoncent dès l’apogée du quatrième et celles du sixième à partir de celle du cinquième. Inversement, il est évident que les comportements propres à un stade donné ne disparaissent pas au cours des suivants, mais conservent un rôle dont l’importance ne diminue que très graduellement (et ne diminue que relativement)» (NdI, p. 189). Citons également un passage qui concerne l’ensemble des conduites observées aux stades 3, 4 et 5. On peut certes considérer cet ensemble «comme constituant trois stades successifs (étant entendu que l’apparition de chaque nouveau stade n’abolit en rien les conduites des stades précédents et que les conduites nouvelles se superposent simplement aux anciennes). Mais les faits demeurent si enchevêtrés et leur succession peut être si rapide qu’il serait dangereux de trop séparer ces stades.» (NdI, chap. 6, p. 298).
[3] A nouveau, comme nous l’avons déjà fait au 4e cours (note 7), il faut souligner comment la méthode génétique créée par Piaget et la méthode phénoménologique de Husserl (dont Piaget se méfiait) se complètent ici l’une l’autre: la première multipliant les faits en s’appuyant sur l’examen «naturaliste» et comparatif de comportements apparaissant à des âges différents de développement psychologique, la deuxième procédant à une analyse «phénoménologique» et également comparative de ces même comportements — l’analyse descriptive accomplie dans les faits par Piaget étant très vraisemblablement tout à la fois réalisée dans le respect de la méthode naturaliste (acquise lors des travaux de taxonomie biologique), mais aussi en visant à saisir de l’intérieur, en les reproduisant de manière plus ou moins complète sur soi-même, les comportements typiques manifestés par les sujets de différents niveaux.
[4] Un extrait de film vidéo réalisé en 1966 par J. Mc. Hunt et I.C. Uzgiris illustre ces différents niveaux d’acquisition du schème de «lâcher pour prendre».
[5] La notion d’apriori à laquelle Kant recourt doit être ici prise dans un sens purement logique et épistémologique (ou transcendantal) et non pas empirique et temporel. De ce que des axiomes logiques précèdent logiquement les théorèmes qui en sont déduits on ne saurait conclure que les premiers précèdent temporellement les seconds.
[6] La notion même de suite ou de succession doit être prise ici avec réserve, dans la mesure où l’enchaînement des tableaux sensoriels ne peut être perçue comme une succession désordonnée qu’aux yeux d’un sujet apte à saisir une telle succession ou un tel enchaînement, ce qui est impossible en l’absence d’un minimum de coordination intentionnelle de la part de ce sujet. Ainsi, par rapport à ce qui est constaté dans les touts premiers mois qui suivent la naissance, elle ne fait sens qu’aux yeux de l’observateur qui prend acte de l’enchaînement des complexes sensoriels perçus par un enfant encore inapte à percevoir une succession désordonnée tant qu’il n’en a pas construit les conditions apriori.
[7] Tout un travail serait nécessaire pour clarifier les rapports qui peuvent exister entre ces notions de catégorie, de forme et de schème. Contentons-nous de noter ici que la notion la plus fondamentale est certainement celle de schème, dans la mesure où les catégories ou concepts fondamentaux de l’entendement, ou bien les formes de la sensibilité que sont l’espace et le temps sont produites par des schèmes d’action puis de représentation (ainsi qu’on le verra pour les catégories de l’objet et de la causalité).
[8] Les guillemets placés autour de «permanence» signifient que celle-ci n’a de sens que pour l’observateur et non pas pour l’enfant, le seul temps en jeu pour celui-ci étant celui du sentiment de durée associé à son action. Notons en passant ce petit décalage à l’intérieur du même stade (le quatrième) lors duquel est construit le schème d’écarter un obstacle et lors duquel apparaît un début de construction de permanence de l’objet, l’un étant présent chez Laurent dès le début du huitième mois, alors qu’il faudra attendre la fin du même mois pour qu’apparaisse une première forme, encore limitée, de permanence attribuée par le sujet à l’objet auquel il s’intéresse.
[9] Rappelons qu’il faut entendre de manière toute relative une telle fin: des conduites de 3ème stade pourront bien évidemment se manifester ultérieurement, et même être ultérieurement acquises. Par troisième stade, il faut donc entendre cette période du développement sensori-moteur pendant lesquels sont majoritairement acquis des schèmes d’action produits par réaction circulaire secondaire.
[10] Jacques Vauclair, Développement du jeune enfant: motricité, perception, cognition. Paris: Belin, 2004.
[11] Sauf si on réduit la causalité à l’habitude et à la simple succession ou liaison régulière de deux phénomènes, comme le soutenait David Hume au 18e siècle, suivi par les empiristes et les positivistes des 19e et 20e siècles, ce à quoi se refusaient Piaget aussi bien que Kant.
[12] On a là une nouvelle illustration de l’importance, pour tout chercheur psychologue intéressé par l’étude du développement de l’intelligence et des connaissances, d’avoir une formation minimale en épistémologie et en histoire et philosophie des sciences. Ce sont ces connaissances, qui, aux côtés d’autres facteurs, ont permis à Piaget de dégager, en minimisant le risque d’attributions fallacieuses, les compétences cognitives conditionnant les réponses et comportements des enfants.
[13] Ces films illustrent chez cet enfant et chez d’autres enfants la progression de plusieurs des conduites les plus caractéristiques découvertes et décrites par Piaget, y compris la conduite de support observée chez cette fillette au 4e stade.
[14] Extrait du film montrant la façon dont le jeune garçon filmé par Uzgiris et Hunt parvient à utiliser le schème de la ficelle comme moyen pour s’emparer du jouet à laquelle elle est attachée.