Genèse de l’intelligence sensori-motrice (suite)
I. Les étapes de coordination vision-préhension
II. Stade 3: Les réactions circulaires secondaires
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Lors de la deuxième étape de développement de l’intelligence sensori-motrice, entre un mois et 3-4 mois environ, nous avons vu comment Jacqueline, Lucienne et Laurent enrichissaient leur schème inné de tétée ou de nutrition en y incorporant des signaux provenant du monde extérieurs, par exemple tourner la tête en direction du sein lorsque une rotation en sens contraire de leur corps était effectuée lors du changement de sein, ou encore, vers 3-4 mois, ouvrir la bouche à la vue du biberon. [1] Si ces coordinations précoces entre vision et nutrition sont évidemment importantes du point de vue de l’alimentation, bien plus importante encore est, pour le développement de l’intelligence, la progression de la coordination entre les schèmes au départ instinctifs et non coordonnés[2] de vision et de préhension. En effet ce qui va se jouer à travers cette dernière coordination ne concerne plus seulement la survie biologique du nourrisson, mais la capacité du bébé d’agir sur le monde extérieur et de le transformer (une capacité qui, pour Piaget, est le véritable fondement sur lequel repose toute la construction de l’intelligence et des connaissances).
I. Les étapes de la coordination vision-préhension
Les observations de Piaget l’ont conduit à distinguer trois grandes étapes qui couvrent la période allant de 3 à 6 mois environ. Ces étapes vont donc nous amener bien au-delà des réactions circulaires primaires dont il a été question jusqu’ici, c’est-à-dire jusqu’au stade où le sujet s’intéresse aux objets du monde extérieur, quand bien même ceux-ci n’auront pas encore l’indépendance spatio-temporelle qui leur sera ultérieurement reconnue. Mais avant d’entamer la description de ces trois étapes, il convient de prendre connaissance de deux étapes préalables par lesquelles passent le schème de préhension lequel, au début, se confond vraisemblablement avec le réflexe d’agrippement.
Deux étapes préliminaires du schème de préhension
1ère étape préliminaire: les mouvements impulsifs réflexes. — Quelques heures après la naissance, Piaget pose son index sur la main de Lucienne, laquelle, par pur réflexe, se referme, sans opposition du pouce, sur l’index, puis s’ouvre sans aucun essai de retenir l’index ou de se refermer à nouveau sur lui. Il ne s’agit donc pas encore d’un schème complet de préhension. Toutefois, dans les jours suivants, Lucienne semble manifester un certain intérêt à faire fonctionner ce réflexe. Piaget observe également dans ces mêmes jours qui suivent la naissance d’autres mouvements qui interviendront dans le schème complet de préhension, tels que ceux d’ouvrir et de fermer la main, ou encore de remuer les doigts. [3]
2ème étape préliminaire: différenciation du schème réflexe de préhension, premières réactions circulaires primaires puis début d’assimilation unidirectionnelle entre schème de vision et schème de préhension. — Dès le deuxième mois après la naissance, Piaget observe de premières accommodations actives et de premières réactions circulaires, transformant ainsi le simple réflexe d’agrippement en une première forme de schème de préhension[4]. Ainsi, à 0;1(20), Laurent cherche à saisir un mouchoir en boule que son père met en contact avec sa main fermée: il déplace un peu sa main, l’ouvre et referme ses doigts sur l’objet, mais il ne cherche pas encore à conserver le mouchoir ainsi saisi, ce qu’il fera au contraire deux jours après, en ressaisissant l’objet dès que celui-ci est relâché.
Vers 2 mois apparaissent de premières réactions circulaires pouvant composer voire enchaîner de nouveaux schèmes d’actions tels que palper, gratter, saisir. Ainsi de 0;2(3) à 0;2(6), Laurent gratte doucement l’épaule de sa mère lors de la tétée, conduite qui dès 0;2(7) se généralise à d’autres objets et se renforce en se combinant avec l’action de saisir: il gratte le drap de son berceau, le saisit, le relâche, le gratte à nouveau et ainsi de suite (obs. 53).[5] En chacun de ces exemples, le schème de gratter se nourrit de la sensation qu’il produit, sans que le sujet ne s’intéresse en rien à aux objets ainsi grattés. Autre exemple: les mains se touchent et se palpent mutuellement, au début sporadiquement, puis systématiquement, en donnant ainsi naissance, toujours par réaction circulaire, au « schème de leur jonction », les sensations liées à la main qui palpent s’enrichissant des sensations liées à la main palpée (obs. 59). Autre exemple encore (obs. 57): à 0;2(8), Laurent, qui suce son pouce, prend parallèlement plaisir à tenir son nez avec son index (ce qui peut apparaître comme une spécialisation et une différenciation, dans le contexte de la succion du pouce, du schème initialement purement instinctif de mouvoir l’index, ou de la réaction circulaire primaire de gratter avec l’index). Dans toutes ces observations, l’enfant prend manifestement plaisir à faire fonctionner ou exercer non seulement le schème réflexe de préhension ou de palpation, mais les mouvements qui peuvent s’y rattacher, en donnant ainsi naissance, par réaction circulaire primaire, à plusieurs schèmes différenciés[JJD1] .
C’est à cette même période, que Piaget commence à observer pour la première fois un début d’assimilation entre la vision et le mouvement de la main, que celle-ci tienne ou non un objet[6]. Mais l’assimilation entre schèmes se fait dans un seul sens : de la vision vers la main, et non pas de la main en direction de la vision. Ainsi à 0;2(23) Laurent regarde avec attention le mouvement de jonction de ses mains (obs. 62). De même, à 2 mois et demi, Lucienne regarde avec attention ses mains non seulement lorsqu’elles accomplissent un mouvement en l’absence d’un objet, mais également lorsqu’elles saisissent ou grattent des objets: ses main et les mouvements réflexes qu’elles exercent deviennent un spectacle pour ses yeux (obs. 60). Quant à Jacqueline, c’est vers 3 mois et demi qu’elle se met à regarder les mouvements de ses mains (obs. 61). En d’autres termes, le schème de vision —avec lequel Jacqueline, Laurent et Lucienne se confondent alors d’une certaine façon— se nourrit du spectacle offert par les mouvements des mains. Ce schème de vision assimile le mouvement des mains et s’y accommode activement. Mais lors de cette sous-étape qui est un premier pas vers la future coordination vision-préhension, alors que la vision suit les mouvements que font les mains et en ce sens s’asservit aux schèmes de préhension, le schème de préhension n’est en rien asservi au schème de vision. Les mains quittent et reviennent dans le champ visuel sans être guidées par l’effet qu’elles produisent sur le schème de vision. [7] D’autre part, lors de ce premier type de liaison entre les deux familles de schèmes (vision et motricité manuelle), l’enfant ne manifeste aucun intérêt pour l’objet ainsi palpé ou saisit par la main, seul le mouvement de sa main agissant sur l’objet l’intéresse. Comme on va tout de suite le voir, un premier pas vers une forme de coordination intentionnelle entre la vision et la préhension sera accompli lorsque les schèmes de motricité manuelle commenceront à agir non seulement par simple réaction circulaire primaire différenciatrice (saisir pour saisir), mais en vue de nourrir le schème de regarder et de renforcer la satisfaction éprouvée par ce schème au spectacle des mouvements des mains, puis, surtout, lorsqu’un objet commun à la vision et à la préhension sera impliqué dans l’assimilation réciproque des schèmes de vision et des schèmes de motricité manuelle.
Étapes 3-5 de la coordination des schèmes de vision et de préhension
3ème étape d’évolution de la préhension: début d’assimilation et d’accommodation réciproques entre la vision et les mouvements de la main (sans présence puis avec présence d’un objet).
Vers 3-4 mois[8], la main commence à s’accommoder à la vision. En une première sous-étape, « la vision, sans régler encore la préhension (laquelle ne dépend encore que du toucher et de la succion[9]) exerce déjà une influence sur les mouvements de la main: le fait de regarder la main semble augmenter l’activité de celle-ci, ou au contraire, limiter ses déplacements à l’intérieur du champ visuel » (NdI, p. 96). C’est par exemple le cas chez Laurent à 0;2(24) (fin de l’obs. 62).Très vite cependant l’effet de la vision ne concerne plus seulement l’intensité des mouvements, mais leur trajectoire.
Ainsi, à 0;3(13), Lucienne regarde attentivement sa main qui s’ouvre et se ferme[10] ; puis celle-ci se dirige en direction de la joue gauche, mouvement regardé avec attention par l’enfant: le regard suit le mouvement de la main, « comme s’il y avait prévision » (obs. 67). Il semble ne plus y avoir seulement un schème de vision asservi et s’accommodant au mouvement alors complètement indépendant de la main, mais en sens inverse un schème de mouvement de la main qui commence à être captif de la vision, c’est-à-dire à assimiler et à s’accommoder à la prévision du regard, un asservissement[11] des mouvements de la main au finalité du regard que révèlera plus clairement encore l’observation suivante.
À cette première sous-étape cependant, le schème de préhension strictement entendu en tant que schème de saisir un objet qui heurte ou vient de heurter la main, n’est pas encore au service de la vision ni ne se sert de la vision pour saisir un objet éloigné. C’est lors d’une seconde sous-étape qu’une conduite impliquant la vue et la préhension d’un objet se manifeste, ainsi que le révèle l’observation suivante, mais sans encore qu’il y ait déjà, à proprement parler, coordination des schèmes de vision et de préhension.
Ainsi à 0;4(9), Lucienne, qui contemple un hochet, aperçoit sa main qui, indépendamment du regard, se saisit du hochet et initie, par réaction circulaire primaire (par coordination réflexe et assimilation réciproque déjà acquise entre schème de préhension et schème de succion) le mouvement de porter l’objet à sa bouche. Instantanément — conséquence de l’action du schème de vision sur celui de préhension‑succion — elle interrompt cette ébauche de mouvement, puis laisse le déplacement se poursuivre jusqu’à ce que le hochet atteigne la bouche, pour finalement le ressortir dans le but de le regarder à nouveau (obs. 68). Pour la première fois la motricité manuelle s’asservit ici clairement au schème de vision, mais ceci cependant dans un contexte où l’objet concerné alimentait déjà le schème de préhension (la main tenait le hochet). L’enfant commence à devenir maître non pas encore du schème primaire de « préhension »[12], mais du schème psychologique naissant de déplacement ou d’arrêt de déplacement (intentionnel) de sa main.
C’est là un type de conduites que Piaget a pu également observer chez Laurent, à un âge un peu plus précoce: c’est dès la fin du deuxième mois et le début du troisième que celui-ci regardait avec intérêt l’activité de sa main tenant un objet (un pansement) de la même façon qu’il fixait son regard sur ses deux mains se tenant mutuellement l’une l’autre; voir obs. 73). Toutefois, pour que cet intérêt du regard pour le geste de préhension se manifeste et qu’inversement le déroulement du schème primaire de préhension soit modifié par le spectacle qu’il offre à la vision, il faut, chez Laurent comme chez Lucienne, que l’objet soit déjà saisi par la main, et que la préhension se déroule par hasard devant les yeux de l’enfant. En d’autres termes, à cette première étape de coordination non encore intentionnelle entre la vision et de motricité manuelle, si la vision commence effectivement à orienter le mouvement de la main comme celui-ci orientait déjà précédemment la vision, celle-ci n’est pas plus au service du schème primaire de préhension que ce dernier ne l’est de la vision: si asservissement mutuel (et assimilation mutuelle) il y a, il (elle) reste dans les deux sens de type infrapsychologique. En d’autres termes, à ce stade, il n’y a pas encore de coordination intentionnelle entre la vision et la préhension entendue au sens le plus strict (se saisir d’un objet distant): c’est par hasard que l’enfant peut contempler sa main saisissant un objet (c’est-à-dire que l’enfant ne se saisit pas intentionnellement d’un objet pour satisfaire son schème de vision, pas plus qu’il n’utilise sa vision d’un objet pour aider un schème de préhension à atteindre son but). Lorsque Laurent sort de sa bouche le hochet qu’il y a introduit, il a certes bien l’intention de regarder à nouveau celui-ci, mais l’objet était déjà saisi par la main et à portée du regard de l’enfant. En pareille situation, on est encore dans le cadre d’une réaction circulaire primaire, c’est-à-dire d’une assimilation réciproque de deux schèmes co-intervenant et se partageant un même « objet », lequel n’est d’ailleurs encore qu’un simple prolongement des deux actions en jeu (l’action de regarder et celle de conduire à la bouche un objet tenu dans la main), non séparé d’elles (donc encore inexistant en tant qu’objet perçu comme un « en soi », indépendant ou détaché des actions en cours). En bref, s’il y a bien déjà asservissement mutuel des deux schèmes l’un à l’autre, il n’y a pas encore activité de coordination intentionnellement orientée par les intérêts de l’enfant pour l’un ou l’autre des objets propres à chaque schème.
Avant d’examiner les débuts de coordination intentionnelle réciproque des schèmes de vision et de préhension, récapitulons les acquis de cette 1ère étape caractérisée par l’assimilation et l’asservissement mutuels du schème de vision et du schème de déplacement de la main (portant à la bouche un objet tenu par elle pour satisfaire le schème de succion). Dans un premier temps, on voit le schème de déplacement réagir au regard: le mouvement s’arrête ou ralentit, permettant au regard de mieux se satisfaire du spectacle de la main tenant l’objet. La coordination réflexe des schèmes de préhension et de succion (déjà acquise par asservissement du premier au second) est brièvement interrompue, le déplacement de la main s’adaptant au regard pour conserver ce que ce dernier contemple comme précédemment le regard s’accommodait au mouvement de la main. Dans un second temps, on voit même le schème de déplacement de la main se mettre localement au service du schème de vision en ramenant devant les yeux l’objet que ce schème venait d’assimiler et qui restait présent dans son champ d’activité. Cette première étape s’achève donc par un début de coordination infrapsychologique entre le schème de vision et le schème non pas encore de préhension, mais de déplacement de la main, ce dernier se mettant au service de la vision.
4ème étape: Début du processus de coordination réciproque vision-préhension
C’est à cette étape que le schème intentionnel de préhension entendu de la manière la plus étroite (c’est-à-dire comme moyen pour l’enfant de se saisir d’un objet) va apparaître, ceci dans le contexte où l’enfant peut voir simultanément l’un à côté de l’autre sa main et un objet dont il désire alors se saisir et qui devient donc objet de préhension. À ce deuxième niveau de liaison entre schème de vision et schème manuel, la vision ne fait pas que s’accommoder au mouvement de la main tenant ou non un objet ou utiliser un mouvement de la main pour amener au regard un objet tenu par elle; elle se met au service du schème de préhension, dès lors clairement différencié des simples réflexes de palpation et d’agrippement et prenant sa pleine dimension psychologique. Jusqu’alors, ce n’était que lorsque la main touchait un objet que l’action de préhension était déclenchée; la vue de l’objet ne suffisait pas à activer le schème (sauf éventuellement par conditionnement réflexe, mais qui n’orientait et donc ne servait en rien le mouvement de préhension). Maintenant au contraire, la main, à condition qu’elle soit présente dans le champ de vision de l’enfant, se dirige vers l’objet vu pour s’en saisir (et peut-être l’amener à la bouche ou à plus proche portée du regard): la vision active puis guide la préhension qui s’adapte à ce qui est vu (à ses caractéristiques et à ses emplacements et déplacements visibles). Ainsi Lucienne, à 4 mois et 15 jours, regarde un hochet avec une mimique de désir tout à fait expressive, mais sans que ne se manifeste aucun mouvement de main; il suffira cependant que son père déplace l’objet près de sa main droite de l’enfant pour que celle-ci s’empare du hochet. Chez Laurent, cette conduite s’est manifestée dès 3 mois et demi. Chez Jacqueline, ce sera à 6 mois seulement, de tels décalages s’expliquant par « l’histoire de leurs coordinations oculo-manuelles » (Jacqueline, née le 9 janvier 1925 et passant une bonne partie de ces journées en plein air, a moins eu l’opportunité d’exercer librement ses schèmes manuels, contrairement à Lucienne et Laurent, nés en juin et en mai, avec lesquels de plus leur père a davantage eu l’occasion d’interagir[13]). « Dorénavant —remarque Piaget— l’enfant saisit les objets qu’il voit, et non plus seulement ceux qu’il touche ou ceux qu’il suce », mais toujours à condition que main et objet se trouvent dans le même champ visuel (NdI, p. 105).
Voilà comment, selon Piaget, ce schème de « saisir les objets vus » découle des précédents. Au départ, il y a le schème de « regarder prendre », cas particulier de l’assimilation réciproque entre regarder et mouvoir la main propre à l’étape précédente (p. 106): « une fois que les schèmes visuels et les schèmes sensori-moteurs de la main se sont assimilés mutuellement, au cours de la 3ème étape (l’œil regarde la main comme la main reproduit ceux de ses mouvements que voit l’œil), une telle coordination s’applique tôt ou tard à l’acte même de la préhension: regardant la main qui saisit un objet, l’enfant cherche, de la main, à entretenir le spectacle que contemple l’œil aussi bien qu’il continue, de l’œil, à regarder ce que fait la main. […] Une fois ce double schème [= « regarder prendre »] constitué, il va de soi[14] que l’enfant cherchera à saisir un objet lorsqu’il regarde en même temps sa main, alors qu’il n’est pas encore capable de cette conduite lorsqu’il ne voit pas la main. Saisir l’objet lorsqu’il voit à la fois l’objet et la main, c’est donc, pour l’enfant, tout simplement assimiler la vision de la main au schème visuel et moteur de l’acte consistant à « regarder prendre » » (pp. 106-107).[15] En d’autres termes, la main, alors distante de l’objet, est assimilée au schème de « regarder prendre », ce qui active aussitôt le schème de préhension, qui apprend alors localement à se laisser guider par les indices que lui fournit la vision.
5ème étape: Achèvement du processus d’assimilation réciproque des schèmes de vision et de préhension
Dans cette dernière étape, qui se manifeste à partir de 3 mois et demi ou 6 mois selon le niveau de familiarité avec les conduites concernées, une coordination complète se fait dans les deux directions, ceci grâce au seul processus d’assimilation réciproque des schèmes de vision et de préhension. Dans le sens de l’asservissement de la préhension à la vision, l’enfant saisit tout objet qu’il voit et auquel il est intéressé, ceci que sa main soit ou non dans le champ visuel au départ de l’action de préhension. Et en ce cas, le regard ne fait pas qu’activer la préhension et la guider localement: il contribue à amener la main dans le champ de vision, à la déplacer vers l’objet à saisir, puis à guider le mouvement même de préhension. En sens inverse, l’enfant amène au regard ce qu’il saisit, quand bien même l’objet saisi par la main est au départ invisible.
À ce niveau, l’enfant « sait »[16] que le schème combiné de préhension et de déplacement de la main est le « moyen » de déplacer un objet afin, par exemple, de le porter à sa bouche ou de le regarder, et ceci quand bien même la main n’est pas visible au départ de son déplacement. La preuve en est que, si Piaget empêche la main de l’enfant de se déplacer, celui-ci tourne le regard vers l’endroit où se trouve cette main afin, peut-être, de libérer celle-ci de l’obstacle qui l’empêche de servir de moyen au but premier alors poursuivi: simplement déplacer la main, ou encore saisir l’objet vu (voir NdI, chap. 2, pp. 108-109).
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En conclusion, commençons par souligner que la description des étapes de la préhension chez le bébé, et en particulier des étapes finales dans lesquelles, entre quatre et six mois environ, le schème de préhension se coordonne avec le schème de vision, s’étend bien au delà des étapes de coordination entre schèmes primaires que l’on a vue à l’œuvre précédemment, par exemple en ce qui concerne l’assimilation réciproque entre schème de succion et schème de déplacement de la main, mais aussi de tout objet saisi par celle-ci (et qui vient nourrir la succion comme le fait le pouce). C’est que dans les cas les plus élémentaires d’assimilation réciproque, le sujet n’a pas ou que très peu besoin d’intervenir dans la coordination de ses schèmes. A l’opposé, et donc contrairement à ce qui se passe pour les coordinations les plus élémentaires, la coordination vision-préhension va continuer à progresser en fonction des étapes plus avancées de construction non seulement de l’intelligence en tant que coordination des moyens et des fins, mais également du réel (c’est-à-dire de l’espace et du temps, ainsi que des notions d’objet et de causalité): c’est seulement lors de l’achèvement de ces étapes que la coordination des schèmes de vision et de préhension atteindra son apogée sensori-motrice, ainsi que nous le verrons ultérieurement dans le cadre des recherches sur l’objet permanent. Notons cependant que ce que l’on vient de suggérer au sujet des dernières étapes de construction de la préhension se retrouve en partie dans l’évolution des coordinations de schèmes élémentaires dont les finalités intrinsèques sont plus centrées sur le corps propre. Ainsi, à une étape plus avancée que le deuxième stade de développement de l’intelligence sensori-motrice (et donc au-delà du seul mécanisme de réaction circulaire primaire et de l’assimilation infrapsychologique réciproque des schèmes qui le complète), le schème de succion peut servir des fins autres que sa propre ou que sa seule satisfaction: il peut en particulier devenir un outil de connaissance des objets (sucer pour connaître leur goût) —certes bien moins fécond, chez l’humain, que la préhension et la vision. Si donc Piaget, dans l’attention qu’il prête à la préhension, accorde un intérêt tout particulier aux étapes de son développement et de la coordination réciproque entre schèmes de vision et de préhension, c’est qu’à l’évidence cette coordination est un instrument privilégié de connaissance du réel et d’action du sujet sur ce dernier (pour autant bien sûr que le sujet ne souffre pas de cécité; en ce cas, d’autres coordinations sensori-motrices joueront chez lui un rôle crucial dans la progression de l’intelligence sensori-motrice et de la construction du réel).
Il est vrai que ce ne sont pas seulement les schèmes de vision et de préhension et leur assimilation réciproque (débutant lors de la deuxième étape de la naissance de l’intelligence) qui vont avoir une portée considérable pour le développement psychologique. Que l’on songe par exemple à l’assimilation réciproque des schèmes d’audition et de phonation, source de nombreuses réactions circulaires primaires mais aussi du langage. Ainsi, à 0;2(12) (obs. 42) Lucienne, après avoir toussé par pur réflexe, reproduit tout à fait intentionnellement ce son plusieurs fois, par pur plaisir de l’entendre (Laurent fera de même à 3 mois et 5 jours), comme il commencera au même âge à reproduire les sons émis par autrui (y compris certains sons propres à la langue maternelle). Mais à s’en tenir à la coordination de la vision et de la préhension (voir ce que la main saisit ou saisir ce que le regard voit), ou encore à l’assimilation réciproque des schèmes de succion, de vision et de préhension (amener à la bouche la main ou l’objet vu, ou sortir sa main de la bouche pour la voir ou voir l’objet sucé), elles possèdent cette caractéristique tout à fait remarquable, en leur étape la plus avancée décrite ci-dessus, d’aller de pair avec un premier niveau de construction du réel, mais d’un réel qui, pour le bébé du deuxième stade, n’est encore qu’un réservoir d’aliments plus ou moins intéressants pour ses schèmes primaires dont il devient plus ou moins maître grâce à la construction de schèmes d’ordre supérieur. Comme on le verra ultérieurement, ce n’est qu’à partir de la quatrième étape de développement de l’intelligence sensori-motrice que l’objet commencera à devenir intéressant, non pas seulement en tant que tableau visuel, à entendre, à palper, etc., c’est-à-dire en tant qu’aliment pour chacun des schèmes primaires, mais en tant que détaché de l’action qui porte sur lui et perçu même, ultérieurement, comme indépendant de toute action. C’est alors seulement que se posera la question du rapport de l’intelligence avec la réalité extérieure. Ce que visera en effet l’enfant, c’est agir sur les objets, les retrouver, les mettre en relation les uns avec les autres (soi-même et autrui compris), que ce soit spatialement, temporellement, ou causalement. Mais déjà dans le cas des réactions circulaires primaires plus avancées qui apparaissent à partir de 3-4 mois environ, un début d’extériorisation ou d’objectivation des sensations alimentant les schèmes va naître du seul fait que, dès que l’un des schèmes de l’enfant (saisir par exemple) est utilisé pour atteindre une fin propre à un autre de ses schèmes d’action (regarder), l’aliment du premier se confond ou fusionne, aux yeux de l’enfant, avec celui du second: un complexe sensoriel qui concerne à la fois le voir et le prendre ne peut être totalement incorporé à un seul des schèmes composant une réaction circulaire primaire d’ordre supérieur. Le schème de regarder ce qui est saisi par la préhension et ainsi de guider celle-ci tend dès lors à objectiver le complexe sensoriel d’abord lié au seul schème de préhension, et vice versa, c’est-à-dire à faire du simple aliment sensoriel l’indice d’une réalité qui le dépasse[17]. C’est là un premier mouvement d’extériorisation ou de réification des complexes sensoriels qui va être ensuite amplifié par le mécanisme des réactions circulaires secondaires, mécanisme dont on va voir qu’il nous rapproche des premières conduites véritablement intelligentes caractérisant le quatrième stade de construction de l’intelligence sensori-motrice.
II. Genèse de l’intelligence sensori-motrice.
Stade 3: Les réactions circulaire secondaires
Comme quelques exemples suffiront à le révéler, les réactions circulaires secondaires sont des sortes de schèmes intermédiaires entre ceux du deuxième stade (c’est-à-dire les premières habitudes acquises, toujours tournées vers la satisfaction des conduites de base du corps propre: sucer, regarder, prendre, écouter, produire des sons, etc.) et les premiers schèmes de coordination des moyens et des fins caractéristique du quatrième stade. Elles naissent à partir d’actions qui aboutissent par hasard à faire apparaître des tableaux sensoriels plaisants quoiqu’inattendus. En voici quelques exemples.
Premier exemple (obs. 94, NdI, p. 141-2). — À 0;3(5) Lucienne secoue son berceau en imprimant volontairement à ses jambes de violents mouvements qui, chez elle, sont signes de joie. Ces mouvements ont alors pour conséquence inattendue de faire se balancer des poupées suspendues à la toiture de son lit. Mais Piaget n’est pas encore certain que dans cette observation il y ait déjà réaction circulaire secondaire, c’est-à-dire création d’un schème à la suite de la découverte par hasard d’un effet plaisant produit par une action sur une réalité extérieure au corps propre. En effet, comme Piaget a pu le constater dans des observations précédentes, la seule vue des poupées rend Lucienne joyeuse. Dès lors les mouvements des jambes observés dans la situation en question pourraient ne pas être la conséquence du tableau inattendu offert par le balancement des poupées et de la saisie du lien entre ce balancement et les mouvements qui l’ont précédé, mais résulter tout simplement de la joie découlant de la vision des poupées, qu’elles se balancent ou non (ceci conformément à la conception de Pierre Janet pour qui le sentiment de joie augmente les forces disponibles du sujet, les mouvements de celui-ci n’étant alors qu’un exutoire permettant à l’organisme de dépenser ce trop plein d’énergie). En d’autres termes, il n’est donc pas ici certain que Lucienne agite intentionnellement ses jambes en vue de faire bouger les poupées.
Par la suite, Lucienne reproduit pendant deux ou trois jours le même comportement. Mais à 0;3(9), il suffit que son père donne de petites secousses au toit du berceau sans que les poupées y soient suspendues et sans que sa fille ne le voit faire pour qu’aussitôt celle-ci secoue violemment ses jambes en regardant avec attention le sommet du berceau. En ce cas, il semble à Piaget que Lucienne ait compris, au cours de ses expériences précédentes de mouvements des jambes, que ce sont bien ces derniers qui entraînent le balancement du sommet du berceau et des objets qui y sont suspendus.
En prolongement de ces observations, à 0;4(27) (obs. 95, p. 142), Piaget suspend une poupée au-dessus des pieds de Lucienne, ce qui enclenche la réaction circulaire secondaire de mouvements des jambes. Mais en cours d’action, les pieds touchent involontairement la poupée, ce qui fait d’emblée bouger celle-ci. Lucienne regarde alors avec attention ses pieds, puis reproduit le mouvement de frappe de la poupée, en le contrôlant tactilement (par le toucher et non pas visuellement): elle bouge lentement ses pieds, et lorsqu’il y a échec de l’action de frapper, elle recommence jusqu’à la réussite. [18]
Deuxième exemple (obs. 97). — Chez Laurent, une possible réaction circulaire secondaire est observée à 0;2(17): l’enfant se cambre ce qui provoque le mouvement de boules suspendues au sommet de son berceau ainsi que, la surprise une fois passée, la répétition —peut-être encore involontaire— du mouvement débouchant sur un spectacle aussi plaisant. Pour confirmer cette première observation, Piaget se livre une dizaine de jours plus tard à l’expérience suivante: il fixe un cordon au hochet suspendu au toit du berceau et enroule l’autre extrémité autour de la main de son fils de manière à ce que Laurent n’ait pas de peine à le garder en main. Après quelques instants, les déplacements spontanés de cette main entraînent immanquablement des mouvements du hochet, suivis d’un sursaut de l’enfant révélant sa surprise, sursaut lui-même immédiatement suivi d’un rire aux éclats manifestant le plaisir, chez Laurent, d’être l’auteur d’un spectacle aussi plaisant. Du coup, il cherche à reproduire ce dernier en bougeant à nouveau sa main, ce qui impose un minimum d’accommodation psychologique, le cordon étant d’une longueur telle que l’enfant doit tendre suffisamment son bras pour parvenir au résultat souhaité.
Deux semaines plus tard, alors que Laurent a maintenant 3 mois et 12 jours et qu’il commence à maîtriser la coordination vision-préhension (c’est-à-dire à regarder ce qu’il saisit et à saisir ce qu’il voit), son père complique encore un peu la situation: en lieu et place du cordon, il attache sa chaîne de montre au hochet suspendu au toit, mais cette fois sans l’enrouler autour de la main de l’enfant (obs. 98). Dans un premier temps, c’est à nouveau par hasard que Laurent, en cherchant simplement (par généralisation d’une réaction circulaire secondaire déjà acquise) à faire bouger le hochet en bougeant sa seule main, se saisit de la chaîne, ce qui conduit au résultat attendu, mais sans que l’enfant ait d’emblée conscience du lien entre cette action de saisir et le mouvement du hochet. Après cette première réussite, l’enfant lâche en effet la chaîne et cherche à nouveau à faire bouger le hochet simplement en bougeant la main, sans aboutir au résultat souhaité. Après un moment, et de nouveau par hasard, la main touche et s’empare de la chaîne, ce qui une nouvelle fois entraîne la réussite, sans que pour autant Laurent ne prenne conscience du lien mentionné ci-dessus. L’expérience est alors répétée par Piaget plusieurs fois les jours suivants, jusqu’au point où, à 0;3(13) et 0;3(14) Laurent parvient à « discriminer tactilement la chaîne » ainsi qu’à la rechercher sur le seul plan tactile, puis, à 0;3(18), à reconnaître la nécessité de la tenir alors qu’il secoue la main, ce que manifeste sa recherche visuelle permettant de savoir où se trouve la chaîne, et donc au schème de préhension d’atteindre son but intermédiaire, en achavant ainsi la construction de la réaction circulaire secondaire conduisant au but final: la reproduction du spectacle attendu. On voit ici que l’acquisition de cette réaction circulaire secondaire assez complexe va de pair non seulement avec la construction d’une « causalité par efficace » (l’enfant se ressent soi-même « cause première » du spectacle désiré) que nous retrouverons dans un prochain cours, mais également avec la construction, sur un plan tout à fait local, d’un espace et d’un temps sensori-moteurs communs à la vision et à la préhension.
En définitive, dans cette ultime micro-étape d’évolution de la conduite observée chez Laurent, on constate une première forme de coordination psychologique, c’est-à-dire intentionnelle, entre le schème encore peu différencié de produire un spectacle « au moyen » de l’action de bouger ses mains et la chaîne, et le schème de coordination « vision-préhension » (quant à lui acquis par assimilation réciproque des schèmes de vision et de préhension qui le composent). Dans un tel contexte, le schème de coordination vision-préhension se met au service de la réaction circulaire secondaire en question, qui devient ainsi mieux discernée par et pour l’enfant lui-même, en tant que sujet maître (partiel) de ses actions.[19] Et dès lors, par un processus d’assimilation (généralisatrice) de nouvelles situations à celle lors de laquelle a été acquis ce schème de réaction circulaire secondaire, il apparaîtra à Laurent que tout ce qui est suspendu au toit de son berceau et qui se trouve à portée de main peut être incorporé à cette dernière: quelle que soit la cible se trouvant au sommet du lit, et quel que soit le lien entre la cible et la main, la réaction circulaire secondaire acquise devient le procédé (ou du moins l’un des procédés) permettant de faire bouger une telle cible. Dans la suite, entre 4 et 5 mois, Laurent ira même jusqu’à généraliser ce schème en en faisant un procédé pour faire se reproduire ou faire durer tout spectacle qui l’intéresse (procédé qui sera alors caractéristique d’une nouvelle forme de causalité, dite magico-phénoméniste, que l’on retrouvera également lors de la description des étapes de construction de la causalité physique pendant la période sensori-motrice de développement de l’intelligence).
Troisième exemple de réaction circulaire secondaire (obs. 104). — Terminons par un dernier exemple que tout parent ne manque pas d’observer chez ses propres enfants dans les mois qui suivent leur naissance. À 0;4(6) pour Laurent, 0;5(12) pour Lucienne et 0;7(20) pour Jacqueline, chacun des trois enfants découvre par hasard qu’en frottant les parois du berceau avec un hochet, cela produit un son, ce qui amène chacun d’eux à répéter cette conduite pour l’entendre à nouveau.
En conclusion, ce que révèlent ces différentes observations, c’est un réel intérêt et effort chez le bébé pour agir sur ce qu’il perçoit dans le but de le modifier, c’est-à-dire, à ce niveau des réactions circulaires secondaires, de produire un spectacle plaisant à voir ou à entendre. Il se sert même à cette fin d’objets préalablement saisis et dont il a par hasard découvert en les saisissant et en agissant sur eux que cela amenait un tel spectacle. C’est par exemple le cas de Laurent qui a appris à tirer sur sa chaîne pour ébranler un objet suspendu au toit de son berceau. Cependant, ces objets tels que la chaîne ne peuvent déjà être conçus par lui comme un moyen servant d’intermédiaire causal nécessaire pour produire l’effet attendu. Il se trouve seulement que, dans le cas de cet exemple, le schème de saisir la chaîne a été associé à la réaction circulaire secondaire « secouer la main » (construite sur de fausses bases) sans que Laurent ne puisse saisir le rôle exact de cet intermédiaire. De même, à ce troisième stade de la genèse de l’intelligence sensori-motrice, ce qui est regardé ou entendu n’a pas et ne peut avoir déjà un statut d’objet, le schème permettant de concevoir comme tel ce qui est ici perçu n’ayant pas encore été construit. Ce qui est regardé ou écouté avec attention l’est parce qu’il s’agit alors d’un spectacle plaisant pour la vision ou l’audition. Cela reste donc un tableau sensoriel, certes en voie d’extériorisation ou de réification, mais encore totalement incorporé à l’action en cours. Ce n’est qu’au quatrième stade, c’est-à-dire à partir de 7-8 mois, que ce qui est perçu par l’enfant va prendre suffisamment de consistance pour être assimilé à un objet, mais un objet encore sans permanence et sans indépendance complète par rapport aux actions du sujet.
Nous aborderons ce 4e stade lors du prochain cours. Pour terminer cet examen des premiers schèmes acquis résultant de mécanismes de construction typique des stades II (réactions circulaires primaires) et III (réaction circulaires secondaires), formulons encore une remarque de portée très générale au sujet de la notion de stade, centrale chez Piaget et qui a longtemps fait débat en psychologie du développement.
Remarque au sujet de la notion de stade
On a vu que les observations portant sur les conduites prototypiques du stade II (les réactions circulaires primaires) s’échelonnaient entre 2 mois et 6 mois environ — 6 mois étant l’âge auquel l’aînée des trois enfants acquérait la coordination vision-préhension, ceci alors même que les premières réactions circulaires secondaires observées commençaient vers 3 mois déjà ! Bien des psychologues en ont conclu que la notion de stade était trompeuse et à rejeter. Une telle conclusion illustre un profond malentendu en ce qui concerne la signification de cette notion qui, chez Piaget, est logiquement reliée à la thèse duale fondamentale —confirmée par toutes ses recherches de psychologie génétique— selon laquelle toute genèse cognitive part d’une structure pour aboutir à une nouvelle structure, toute structure étant réciproquement le produit d’une genèse.
Ce lien théorique étroit entre la notion de stade et les notions de genèse et de structure implique que, chez Piaget, toute détermination de stade repose toujours, foncièrement, sur des caractéristiques de structure propres aux schèmes de conduite et à leur mécanismes d’acquisition, et non pas, sinon secondairement, sur leur âge d’apparition. Dès lors des décalages en âge sont tout à fait possibles d’un enfant à l’autre et même d’un ensemble de conduites par rapport à un autre ensemble chez un même enfant, ceci selon la complexité du contenu en jeu dans chaque situation, ainsi que selon la plus ou moins grande familiarité de chaque enfant avec tel ou tel de ces ensembles, c’est-à-dire, selon les termes utilisés par Piaget, selon « l’histoire » même des activités psychologiques de chacun (ce qu’illustrait l’exemple de décalage entre Jacqueline, Lucienne et Laurent lors de la genèse des schèmes de coordination vision-préhension)[20].
En ce qui concerne le rôle que peut jouer la plus ou moins grande complexité du contenu sur lequel porte un schème d’action (et non pas la structure générale de ce schème qui peut être du type « instinctive », « réaction circulaire primaire », « réaction circulaire secondaire », etc.), nous aurons l’occasion de mieux cerner ce que cela signifie lorsque nous prendrons connaissance d’un des plus fameux décalages observé par Piaget et Inhelder dans leur recherche sur la genèse des principes de conservation physique chez l’enfant (à savoir le décalage entre les acquisitions de la conservation de la substance, puis de celle du poids, enfin de celle du volume physique).
Le chevauchement observé entre le stade II et le stade III (comme d’ailleurs entre les autres stades) du développement sensori-moteur peut s’expliquer par des raisons du même ordre: il n’y a rien d’étonnant à ce que des conduites portant sur des contenus faciles à assimiler avec les mécanisme du stade III et qui ont des structures lui correspondant se construisent alors que d’autres, qui relèvent du stade II mais dont les contenus sur lesquelles elles portent sont plus difficiles à assimiler, ne soient pas encore acquises ! Daniel Stern, un des meilleurs spécialistes de l’étude des conduites de communication et des comportements intersubjectifs du nourrisson de ces trente dernières années a très bien saisi ce chevauchement inévitable de leurs stades d’acquisition, qu’il représente par les deux figures suivantes (la première concernant l’évolution jusque vers 2 ans environ, la seconde depuis l’âge de 2 ans environ) [21]:
En transposant ce diagramme sur le terrain du développement de l’intelligence sensori-motrice, nous obtenons ceci:
Ce schéma rend visible plusieurs points intéressants. 1er point: tout schème de niveau plus élevé que les schèmes instinctifs repose forcément sur des schèmes de stades inférieurs, soit directement soit par le fait que certains au moins des sous-schèmes dont ils sont composés le font). Par ex., une conduite intelligente telle que celle des chimpanzés de Köhler ne peut pas ne pas incorporer des réactions circulaires secondaires, qui elles-mêmes incorporent des réactions circulaires primaires, et à la base des conduites réflexes. 2e point: on constate que chaque niveau se prolonge au-delà de la ligne des lignes (courbes dans le schéma) de démarrage d’un nouveau stade. 3e point: à chaque âge t + n, de nouvelles acquisitions propres à un stade sont non-seulement susceptibles d’enrichir le bagage de schèmes de ce niveau, mais peuvent atteindre des sous-niveaux de complexité (fonctionnelle et non pas structurale)[22] supérieurs à ceux atteints aux temps t. 4e point: cette supériorité de complexité peut découler non seulement de l’enrichissement de schèmes de stade n dû aux mécanismes propres à ce stade, mais également de la porosité des niveaux successifs de schèmes (voir les traits pointillés): une réaction circulaire secondaire peut être non seulement composée de réactions circulaires primaires, mais peut, en ses composantes, intégrer des schèmes de niveau supérieur, c’est-à-dire résultant de mécanismes supérieurs d’acquisition, dont ceux que nous examinerons ultérieurement. Il en va de même pour l’acquisition d’un schème réflexe (donc résultant d’un mécanisme infrapsychologique d’apprentissage). Comme l’a noté S. Papert dans l’un de ses ouvrages, il y a deux voies pour apprendre une pratique telle que le jonglage (ou le vélo): soit on se contente du seul mécanisme de réaction circulaire primaire procédant par répétition et tâtonnements locaux (le même que celui par lequel un bébé apprend à sucer son pouce); soit, tout en s’appuyant nécessairement sur ce mécanisme, on guide cet apprentissage par des « trucs » issus d’une compréhension théorique des attitudes motrices à acquérir pour réussir à jongler ou à avancer en bicyclette… En bref, il apparaît non seulement que toute conduite d’un niveau supérieur intègre nécessairement des conduites de niveau inférieur, mais inversement que chez un sujet ayant atteint le niveau n de construction de l’intelligence sensori-motrice, il est possible que son acquisition d’un schème de niveau n-k bénéficie de l’apport de schèmes acquis au niveau n ! Une telle porosité entre les stades n’implique nullement l’abandon de cette notion de stade. Bien au contraire: cette notion offre le double intérêt 1. de minimiser le risque de confondre les mécanismes supérieurs et inférieurs d’acquisition de nouveaux schèmes (ou les mécanismes supérieurs et inférieurs de fonctionnement des schèmes), et 2. de comprendre comment des processus de niveaux différents peuvent co-intervenir dans l’acquisition de nouveaux schèmes.
Cependant, il est clair que le chevauchement des stades de construction de l’intelligence ainsi que la porosité entre les différentes strates de schèmes résultant de cette construction rendent parfois difficiles la détermination des traits permettant de tracer des frontières nettes entre les conduites et schèmes de différents niveaux. C’est ce dont nous apercevrons au début du prochain cours, lors duquel nous porterons notre attention à la proximité qui existe entre les réactions circulaires secondaires caractéristiques du troisième stade de développement de l’intelligence sensori-motrice, et les premières conduites véritablement intelligentes caractéristiques du quatrième stade que nous illustrerons par quelques exemples très typiques.
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[1] Nous discuterons plus loin du sens à donner à la notion de stade par rapport aux âges du nourrisson, la distinction entre stade et âge étant un autre élément de la conception de Piaget qui a échappé à plusieurs de ses critiques.
[2] A l’exception d’éventuelles coordinations innées appelées ensuite à disparaître (cf. les supposées « imitations précoces » décrites dans le précédent cours).
[3] Ainsi qu’on l’a déjà signalé lors du dernier cours, les observations de Piaget sur les débuts de l’activité encore instinctive de préhension doivent être complétées par d’autres constats qui ont été faits depuis et qui montrent qu’une activité globale de mouvement des bras en direction d’un objet peut s’effectuer en association avec la vision dans les jours qui suivent la naissance. On peut à ce sujet visionner sur internet un extrait de film où l’on voit un bébé de 15 jours, en position verticale et dont la tête est soutenue par un adulte, le Dr. A. Grenier, tendre une main ou ses deux mains vers un objet placé devant ses yeux. On peut se demander si cette ébauche de préhension précoce (ou de « motricité libérée », comme la désigne plus prudemment le Dr. Grenier, et non pas de « mouvements volontaires », comme l’affirme la réalisatrice qui commente ce film) enclenché par la vision de l’objet présenté —comportement sur lequel nous reviendrons— ne découle pas en ce cas d’une assimilation généralisatrice du schème encore instinctif de préhension qui peut intervenir ou même intervient par la force des choses lorsque le sein maternel (ou un biberon) alimente simultanément le schème de nutrition et le schème de vision, pour autant bien sûr que ce dernier soit également incidemment activé lors de la nutrition (un bébé qui tète le sein ou un biberon palpe en même temps qu’il voit de manière réflexe ce sur quoi ses mains se posent). Il se peut aussi qu’il s’agisse d’une forme embryonnaire de coordination instinctive et non pas acquise entre la vision et la préhension, mais rien ne permet de conclure que c’est effectivement le cas. En regardant attentivement ce film, on s’aperçoit que le bébé filmé ne paraît pas regarder ses mains qui palpent (ce qui ne veut pas dire que les informations livrées par la vision ne soient pas utilisées, par assimilation généralisatrice réflexe, par le schème de préhension).
[4] On vient de voir (cf. note 2) que de telles réactions circulaires primaires dès les semaines voire les jours qui suivent la naissance (ce qui ne contredit pas les étapes décrites par Piaget). Les observations de Piaget mentionnées dans ce cours sont décrites dans les chapitres 2 et 3 de son ouvrage La naissance de l’intelligence chez l’enfant (noté NdI ; les chapitres de ce livre sont disponibles sur le site de la Fondation Jean Piaget).
[5] Deux interprétations sont ici possibles en ce qui concerne cette succession de réactions circulaires primaires: gratter, saisir, relâcher, qui ne sont pas encore des mouvements volontaires (comme on le verra par la suite pour l’action de relâcher). Cette succession peut résulter de leur simple juxtaposition, chacune laissant place à une autre par saturation de l’action. Ou alors, la succession peut elle-même consister en une réaction circulaire primaire de réactions circulaires primaires, l’enfant prenant plaisir à enchaîner les actions de gratter et de prendre (formation de premières habitudes élémentaires complexes).
[6] Nous avons vu, en discutant l’expérience de Nagy sur l’ « imitation précoce » du mouvement de l’index chez le nouveau-né, que le bébé dans les heures et les jours qui suivent la naissance pourrait déjà être visuellement attentif au mouvement des doigts de sa main. Mais les deux schèmes instinctifs peuvent agir de manière parallèle, sans qu’il y ait effort de coordination de la part du nourrisson.
[7] Soulignons en passant que le soin extrême pris par Piaget à saisir ce qui se passe chez sa fille lors de ces premières coordinations interschèmes rejoint le souci des psychologues cliniciens de décrire et d’interpréter avec précision et de manière différenciée les conduites de leurs patients. C’est assurément face à ce genre d’observations et de souci descriptif qu’Aron Gurwitsch, un des meilleurs élèves de Husserl et un bon connaisseur de la psychologie génétique, en arriva à souligner une certaine proximité de méthode entre la démarche observatrice de Piaget et la démarche phénoménologique. Soucieux de défendre le statut pleinement scientifique de ses recherches, Piaget résistera à cette suggestion d’un lien possible entre la psychologie génétique et la phénoménologie. Il reste que Gurwitsch a peut-être mis ici le doigt sur ce qui sépare Piaget d’une psychologie expérimentale du développement cognitif dans laquelle aucune place n’est faite à la démarche et à l’analyse clinique telle que Piaget les a assimilées à la fin des années 1910 et au début des années 1920. Pour saisir au mieux la signification de ces conduites élémentaires, il semble en effet de bon conseil de reproduire soi-même ces dernières, en s’efforçant de mettre entre parenthèses toute démarche psychologique, autre que celle consistant à décrire l’action ainsi reproduite, démarche qu’a certainement faite Piaget lors de l’analyse des observations recueillies chez ses enfants.
[8] À noter que c’est aussi vers 3-4 mois que commence la 3ème gde étape de développement de l’intelligence sensori-motrice, celle des réaction circulaires secondaires, qui seront l’objet de notre attention dans un instant ! Ce qui n’empêche nullement le mécanisme de réaction circulaire primaire de continuer à différencier les schèmes préexistant et surtout à produire de nouveaux schèmes composés de plus en plus complexes, ceci par assimilation réciproque (infrapsychologique ou même psychologique) de schèmes préalablement élaborés.
[9] À cet âge, lorsque la main de l’enfant saisit un objet, elle se déplace automatiquement vers la bouche en vue de satisfaire le schème de succion. Une telle coordination entre schème de succion et schème de préhension n’est pas intentionnelle, c’est-à-dire n’est pas le fait d’une activité de coordination proprement psychologique. Il s’agit encore d’une coordination réflexe, en ce sens que, comme le schème de succion du pouce, elle résulte certainement du seul mécanisme infrapsychologique d’association neuronale intervenant lors de la réaction circulaire primaire en activité.
[10] À comparer avec l’extrait de film dont il a été question dans la note 3.
[11] Df. d’asservissement: « État d’une grandeur physique qui impose ses variation à une autre grandeur, sans être influencée par elle » (= Le Petit-Robert). A ce niveau, il n’y a pas encore de « maître »: la main ne pilote pas les yeux, même si les yeux, eux, se laissent piloter par la main. L’intentionnalité n’intervient pas encore, ni dans un sens (main-yeux), ni dans l’autre (yeux-main). A noter que la définition du Petit-Robert manque le virage cybernétique (causalité circulaire): il peut y avoir asservissement réciproque de 2 grandeurs physiques…
[12] Nous parlons ici de schème primaire en ce sens que l’acquisition d’un tel schème est issu du mécanisme de construction de nouveaux schèmes qui apparaît dès le deuxième niveau de développement de l’intelligence sensori-motrice (donc ultérieurement à un niveau où seuls fonctionneraient les schèmes réflexes instinctifs), étant une nouvelle fois entendu que ce mécanisme continue bien au delà de ce deuxième niveau à faire naître de nouveaux schèmes de plus en plus complexes, par différenciation de ceux déjà acquis ou encore par assimilation réciproque (et donc coordination) non intentionnelle de schèmes réflexes ou primaires fonctionnant conjointement dans des contextes plus ou moins répétés.
[13] De telles indications chronologiques explicitement données par Piaget permettent de mettre en garde contre la tentation de construite une échelle de développement de l’intelligence sensori-motrice reposant sur des âges par trop précis. Elles révèlent surtout que, encore une fois, cela n’est pas la variable de l’âge qui intéresse avant tout Piaget, mais la hiérarchie des niveaux de conduites par lesquels passent les enfants lors de ce développement.
[14] Ce « il va de soi » n’a de sens que si l’on a en vue et saisi de l’intérieur la suite des étapes et des conduites qui, condensées ou mémorisées dans la structure actuelle du schème « regarder-prendre », font que, face à la situation en question, ce schème va s’activer, dans toute sa complexité, y compris son support neurophysiologique qui subsiste en période d’inactivité psychologique du schème.
[15] Nous avons longuement cité ce passage, qui nous permet de mettre le doigt sur un aspect important et peut-être insuffisamment reconnu de la notion piagétienne de schème (y compris chez Piaget lui-même !): le schème d’une action (ici, « prendre »), organe d’interaction du sujet avec le milieu, a pour caractéristique, dès le niveau proprement psychologique et non pas réflexe des processus d’assimilation et d’accommodation, d’être objet de connaissance non seulement pour le psychologue généticien, mais également pour l’enfant (ce qui implique chez celui-ci l’élaboration de schèmes d’ordre supérieur, ici le schème de « regarder-prendre ») !
[16] Ce « savoir » reste implicite, dans la mesure où il n’y a pas encore recherche de moyens, mais simple utilisation d’un savoir acquis par toute une série de réactions circulaires primaires de complexité toujours plus grande, résultant de l’assimilation réciproque des schèmes composés. À ce niveau, le schème de coordination psychologique des moyens et des fins n’a pas encore été créé.
[17] Au sujet de la notion de sensation comme indice d’une réalité qui la dépasse, voir le chapitre 2 du premier volume de l’Introduction à l’épistémologie génétique (Piaget, 1950), portant entre autres sur la connaissance géométrique et son rapport avec la perception spatiale (ce chapitre est disponible sur le site de la Fondation Jean Piaget: www.fondationjeanpiaget.ch/fjp/site/textes/index_extraits_chrono3.php).
[18] Une vidéo disponible sur internet permet de mesurer toute la différence qu’il y a entre une telle réaction circulaire secondaire, dans laquelle une action est intentionnellement effectuée en vue de reproduire un certain effet d’abord découvert par hasard et une action au cours de laquelle un bébé de quelques semaines produit de manière répétée mais toujours involontaire un son lorsque ses bras et ses mains font bouger une balle avec des cloches cachées à l’intérieur: ce bébé ne prête aucune attention aux mouvements de ses bras et mains.
[19] Si cette description des conduites de l’enfant est correcte, on retrouve ici la thèse d’une sorte de hiérarchie des schèmes, certains étant ceux des actions elle-même, d’autres étant des schèmes de second ordre par lesquels le sujet reconnaît ses propres actions et leur attribue des significations susceptibles de les orienter à partir de cette connaissance de niveau supérieur. Piaget a peu prêté attention à une telle hiérarchie fonctionnelle des schèmes, bien qu’elle soit sous-jacente à ses descriptions et impliquée dans la notion de « mobilité croissante » des schèmes par laquelle il caractérise, entre autres, l’évolution du schématisme sensori-moteur puis représentatif. Il faudra attendre les recherches d’intelligence artificielle de Papert (très proche collaborateur de Piaget) et de Minsky pour qu’une telle attention soit portée à cette différence entre schèmes « exécutants » et ce que nous concevons ici comme des métaschèmes liés à la construction d’un sujet devenant (partiellement et progressivement) maître de ses schèmes.
[20] À quoi l’on peut ajouter un autre facteur susceptible d’expliquer les décalages d’âge: la maturation cérébrale. Profitons de cette remarque pour mentionner les quatre facteurs intervenant, selon Piaget, dans l’évolution des schèmes cognitifs: la maturation biologique de l’organisme, les interactions avec le milieu physique (ou l’expérience physique), les interactions avec le milieu social (y compris les transmissions sociales), enfin les processus de régulation et d’équilibration intervenant au sein même des systèmes et sous-systèmes de schèmes d’action et de pensée.
[21] Daniel Stern, Le monde interpersonnel du nourrisson, PUF, 1989.
[22] Ce que nous appelons ici complexité fonctionnelle découle directement de la complexité du contenu sur lequel porte le schème d’action dont la structure est caractéristique du stade en question.
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[JJD1]Pour saisir au mieux la signification de ces conduites élémentaires, il convient de reproduire soi-même celles-ci, en s’efforçant de mettre entre parenthèses toute autre démarche psychologique, hormis celle consistant à décrire l’action ainsi reproduite. C’est en ce sens que l’on peut admettre, avec Aron Gurwitsch, élève de Husserl excellent connaisseur des travaux de Piaget, a pu suggérer une certaine proximité de cette psychologie par rapport à la phénoménologie husserlienne