J. Piaget et la psychologie du développement cognitif (III)

I. Les deux formes générales d’intelligence
II. L’intelligence sensori-motrice. Stades 1 et 2

[version PDF du cours n. 3]

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Introduction

Les deux cours précédents avaient pour objectifs de donner une vision d’ensemble de la totalité de l’œuvre de Piaget, en mettant en relation celle-ci avec l’avancement des idées philosophiques et scientifiques du début du 20e siècle. Avec ce troisième cours commence l’exposé et l’examen de la psychologie piagétienne du développement cognitif de l’enfant et de l’adolescent, avec le double but de présenter quelques-uns de ses principaux chapitres, et de juger de la pertinence encore actuelle du tableau qu’elle dresse de ce développement. Un point de méthode s’impose avant de se lancer dans cet examen.

La psychologie génétique à laquelle Piaget a consacré la plus grande part de ses recherches scientifiques n’est pas à strictement parler une psychologie de l’enfant. Cette dernière a pour finalité d’étudier l’enfant dans toute sa complexité et de suivre son développement. Elle tend par exemple à cerner les traits généraux de l’enfant de 3 ans, et de les comparer avec ceux de l’enfant de 4 ans. De son côté, la psychologie génétique cherche à clarifier et à expliquer une certaine forme, structure, notion voire caractéristique ou fonction psychologique parvenue à maturité (par exemple les illusions perceptives[1], ou bien la notion «naturelle» de nombre que les géomètres et les philosophes des sciences ont pris pour objet de leurs travaux) en en étudiant les étapes de formation. La psychologie génétique n’est ainsi que l’un des sous-domaines des sciences génétiques, c’est-à-dire de l’ensemble des sciences qui étudie la genèse d’un phénomène (par exemple la genèse des structures cosmologiques, ou encore d’une structure ou d’une fonction biologique) afin de clarifier et d’expliquer les formes relativement finales auxquelles cette genèse aboutit. En ce sens, la psychologie génétique de Piaget, quand bien même elle met fortement à contribution l’enfant, n’est pas une psychologie de l’enfant. D’un point de vue strictement méthodologique d’ailleurs, l’enfant n’est que l’une des sources possibles d’information permettant au chercheur de résoudre le problème qu’il se pose, problème en principe plus simple à résoudre que celui qui mobilise le psychologue de l’enfant, car mieux délimité. Pour prendre un seul exemple, une recherche telle que celle réalisée par E. Claparède sur la genèse des hypothèses[2] n’a pas porté sur l’enfant, mais sur l’adulte. Mais bien entendu, les résultats auxquels conduisent les travaux de psychologie génétique mettant à contribution les enfants de différents âges sont en retour source d’enrichissement pour la psychologie de l’enfant. Le schéma suivant résume la nature des rapports entre psychologie génétique et psychologie de l’enfant (et de l’adolescent):

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Toujours du même point de vue méthodologique, contrairement à ce qui se passe pour la psychologie de l’enfant, tout traitement d’un problème de psychologie génétique démarre forcément à partir d’une idée préalable du point (relatif) d’aboutissement d’une certaine évolution avant de se centrer sur cette dernière. Ainsi, lorsque Piaget s’est lancé dans l’étude psychogénétique de l’intelligence chez l’enfant, il avait une relativement bonne notion de ce qu’il convenait alors d’entendre par intelligence, cette dernière ayant déjà fait l’objet de nombreux travaux et réflexions au cours de l’histoire de la philosophie et de la psychologie. En suivant le même principe qui, dans le présent contexte, prend une valeur didactique, commençons donc par nous faire une première idée générale de ce qu’est l’intelligence à son point d’arrivée, telle qu’elle ressort non seulement des auteurs sur lesquels Piaget s’est appuyé, mais également de la conception à laquelle celui-ci est parvenu aux termes de ses nombreuses recherches.

I. Les deux formes générales de l’intelligence

A survoler l’ensemble des conduites reconnues comme intelligentes dans le cadre des travaux piagétiens, on y décèle deux formes d’intelligence, qui se recouvrent plus ou moins selon le niveau de développement de la genèse et selon le contexte de mises en œuvre des mécanismes intelligents. La première de ces formes est l’intelligence pratique, qui, comme son nom l’indique, est essentiellement un instrument de réussite pratique (par opposition à théorique), c’est-à-dire qui permet à une action d’atteindre autrement que par tâtonnements aléatoires ou par un mécanisme prédéterminé un but préalable­ment fixé, sans que ne soient nécessairement recherchées les raisons du succès. Comme nous le verrons, toute l’étude entreprise par Piaget sur la naissance de l’intelligence sensori-motrice chez ses trois enfants avait pour objectif de décrire les étapes de construction de cette 1ère forme d’intelligence acquise par l’être humain —mais que l’on trouve aussi à l’œuvre chez certaines espèces animales (nous en donnerons tout de suite une illustration)—, dans le but d’en mieux connaître la structure et les processus de fonctionnement, mais aussi de démontrer son enracinement dans le fonctionnement adaptatif général de l’organisation biologique, qu’elle prolonge sur le plan comportemental des interactions des organismes avec leur milieu ou niche écologique.

Quant à la deuxième forme d’intelligence, il s’agit de l’intelligence conceptuelle ou logico-mathématique que l’on peut également qualifier de compréhensive, en tant que celle-ci n’est plus ou plus essentiellement un instrument de réussite pratique, mais un instrument d’appréhension, d’organisation et, surtout, de compréhension intellectuelles des différentes réalités auxquelles se confronte l’intelligence humaine, ainsi qu’un instrument de démonstration permettant de se convaincre soi-même ou de convaincre autrui de la justesse ou de la plausibilité d’une thèse ou d’un jugement.

Comme déjà suggéré et comme on le verra de plus en plus clairement par la suite, ces deux types d’intelligence ne sont pas complètement distincts. Outre le fait que l’intelligence conceptuelle prend racine dans l’intelligence pratique, elle intervient en retour de manière de plus en plus manifeste dans le fonctionnement de cette dernière, en l’enrichissant d’instruments intellectuels et d’un bagage cognitif de plus en plus étendu lui permettant d’atteindre avec une efficacité toujours plus élevée les fins pratiques qui la caractérisent.

Si la plus grande partie des recherches piagétiennes ont porté sur l’intelligence conceptuelle, les études sur la genèse de l’intelligence sensori-motrice chez le bébé jouent néanmoins un rôle extrêmement important dans l’architecture de l’œuvre, dans la mesure où, répondant aux attentes de leur auteur, elles révèlent non seulement comment le fonctionnement de l’intelligence humaine prolonge le fonctionnement vital, mais également l’existence d’une véritable logique de l’action, sur et à partir de laquelle pourra s’édifier la logique de la pensée (instrument de base de l’intelligence conceptuelle). Mais en plus de cette double démonstration qui relie, sans les confondre, la logique du vivant à la logique de la pensée, ces études ont considérablement enrichi notre connaissance du fonctionnement de l’intelligence dans les deux premières années de la vie de l’enfant, les faits ainsi recueillis et les interprétations qui en ont été tirées étant encore aujourd’hui à l’origine d’un grand nombre de travaux en psychologie du développement, que ces travaux s’opposent aux thèses piagétiennes ou les confortent.

Pour se faire une première idée plus concrète de ce qu’il faut entendre par intelli­gence sensori-motrice, donnons deux illustrations de comportement dont l’un concerne les chimpanzés adultes et l’autre la plus jeune des deux filles de Piaget, Lucienne, alors âgée de 1 ans et 4 mois. Nous retrouverons ce deuxième exemple au terme de notre examen des étapes de construction de cette première forme d’intelligence.

Un exemple d’intelligence pratique chez le chimpanzé adulte

Cet exemple est extrait d’un ouvrage de Wolfgang Köhler sur L’intelligence des singes supérieurs, originellement publié en allemand en 1917, et dont la première édition française date de 1927, c’est-à-dire dans les années mêmes où Piaget et sa femme observaient les comportements de leurs deux premiers enfants, Jacqueline et Lucienne. En plus d’être un des chefs de file de l’un des plus importants courants de la psychologie du 20ème siècle — la Gestaltpsychologie —, Köhler fut l’un des premiers chercheurs à avoir réalisés des observations approfondies sur les comportements des grands singes, et en particulier des chimpanzés, confrontés à des problèmes d’intelligence pratique. L’ouvrage de 1917 est le fruit de ces observations effectuées en Tanzanie. Parmi les comportements observés, on trouve ceux liés à l’invention de ce que nous pouvons appeler la conduite de l’échafaudage.

La situation est la suivante. Un groupe de chimpanzés se trouvent dans une salle ou dans un enclos, avec une banane suspendue à un filin à une distance du sol telle que les singes ne peuvent pas l’attraper en se dressant et en tendant simplement leurs mains. Dans une telle situation problématique, voilà comment se comportent les chimpanzés. Dans un premier temps, ils sautent en l’air pour tenter d’attraper la banane. Après plusieurs essais infructueux, le plus intelligent d’entre eux, prénommé Sultan par Köhler et ses collaborateurs, arrête de sauter et se déplace avec énervement en long et en large dans l’enclos en regardant de temps  à autre une caisse placée en son milieu. Soudain, il se dirige vers celle-ci et la pousse à une distance pas trop éloignée de la banane ; l’ayant ainsi rapprochée de la cible, il monte sur la caisse et saute en direction de la banane en parvenant à s’en saisir avec sa main. Dans une expérience similaire faite avec un autre groupe de chimpanzés, l’une d’entre elle, Coco, après s’être livrée à quelques essais infructueux, regarde la caisse, puis le but, puis à nouveau la caisse ; elle la rapproche ensuite du but, monte dessus et s’élance pour attraper la banane, mais sans succès, la caisse n’ayant pas été poussée suffisamment près du fruit. Coco déplace alors à nouveau la caisse en la rapprochant davantage de la cible, essaie à nouveau sans succès de s’emparer de la banane, recommence à déplacer la caisse, et ainsi de suite jusqu’au moment où le saut qu’elle accomplit lui permet de se saisir du fruit.

La situation peut être ensuite complexifiée : la banane peut par exemple être fixée à une hauteur telle que la solution précédemment découverte se révèle toujours en échec dans le nouveau contexte. Qu’à cela ne tienne. Dans l’une des expériences rapportées par Köhler, Grande, une chimpanzé très habile de ses mains, a soudain l’idée de placer des caisses les unes sur les autres dans le but manifeste de monter sur l’échafaudage rudimentaire ainsi construit et de s’emparer de la banane, ce à quoi elle parviendra après quelques tentatives infructueuses. Dans la même situation, on voit Sultan tenir une caisse au-dessus d’une autre pour permettre à Grande de monter sur cet échafaudage, se saisir du fruit et peut-être le partager avec lui (ce dernier exemple montre comment la résolution intelligente d’un problème peut être de nature collaborative).

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Avec de tels comportements, on est loin des conduites réflexes (innées ou acquises par conditionnement) auxquelles le courant dominant de la psychologie de l’époque cherchait à réduire la totalité des comportements animaux et humains. Ce qui a frappé avant tout Köhler dans ses observations est la manière soudaine par laquelle les chimpanzés les plus intelligents trouvaient le moyen d’inventer une solution à un problème soulevé par une situation telle que celle de se saisir d’un fruit non à portée de main (les tâtonnements accompagnant l’invention n’étant là que pour ajuster la solution mentalement imaginée aux particularités de la situation). Mais comment une telle conduite de résolution d’un problème pratique est-elle possible ? Pour Köhler, la réponse tiendrait dans une «restructuration brusque des données perçues» en fonction du problème, restructuration obéissant, dans le domaine de la résolution intelligente de problèmes, à des lois innées de «bonnes formes» ou d’équilibre similaires à celles préalablement découvertes en psychologie de la perception. Il y a une part de vérité dans cette interprétation. Mais on va voir que la méthode génétique adoptée par Piaget apportera des éléments d’information qui permettent de se débarrasser de l’hypothèse de «bonnes formes», ou plutôt de la réinterpréter en la différenciant selon les domaines psychologiques en jeu (intelligence versus perception), et en montrant que ces formes ne sont en rien innées, qu’elles sont le produit d’une genèse, et qu’elles possèdent des lois de structure différenciées selon ces domaines et selon les niveaux de développement des fonctions cognitives. Cette méthode ne se contente plus d’observer la genèse de la solution chez des organismes parvenus à maturité (en l’occurrence les chimpanzés observés par Köhler), mais d’étudier par quelles étapes vont passer les bébés cette fois humains (mais cela aurait pu être les bébés chimpanzés) avant de parvenir à résoudre par invention soudaine des problèmes tels que ceux auxquels Köhler a confronté ses chimpanzés.

Un exemple d’intelligence pratique chez Lucienne, âgée d’un an et quatre mois

Dans l’une des expériences-observations qu’il a conduite avec sa fille cadette Lucienne, Piaget a confronté celle-ci à la situation suivante. En prélude au problème qui nous intéresse ici, après avoir montré à sa fille une boîte d’allumettes ouverte et contenant une petite chaine, il retourne la boîte, ce qui fait tomber la chaîne. Lucienne parvient à remettre la chaîne dans la boîte. Après avoir repris la boîte, Piaget la repasse à sa fille sans la vider et sans fermer le couvercle. Lucienne s’en empare et la retourne pour faire tomber la chaine (c’est là un schème d’action qui lui est familier), puis la remettre dans la boîte. Piaget reprend la boîte, place la chaine bien au fond à l’intérieur, puis ferme le couvercle en laissant néanmoins un espace de 1 cm environ. Son père lui ayant donné la boîte ainsi semi-ouverte, Lucienne la tourne à nouveau pour faire tomber la chaine, mais cette fois sans succès. Mais, sachant que la chaine, qui n’est plus visible, se trouve dans la boîte, et sachant aussi sortir un objet d’une boîte ouverte, elle adapte cette dernière conduite en glissant son index à l’intérieur pour s’en emparer. Puis vient alors la situation-problème décisive : après avoir repris le boîte et placé la chaine à l’intérieur, Piaget ferme cette fois le couvercle presque complètement, en ne laissant qu’un espace de 3mm et la redonne à Lucienne qui commence à nouveau par la retourner ou bien à chercher sans succès à saisir la chaîne avec son index. L’enfant se trouve confrontée à un problème nouveau pour elle : comment ouvrir une boîte d’allumettes, certes non complètement refermée (ce qui facilite la recherche de solution) ? Alors qu’elle s’efforce de mettre son index dans la fente, Lucienne interrompt soudainement son essai et se met visiblement à réfléchir ou à penser (termes qui ne font que désigner une attitude visible, sans trop que nous prêtions pour l’instant attention aux processus qu’ils sont supposés évoquer par ailleurs). Son père la voit alors ouvrir et fermer la bouche, en mimant ainsi le mouvement qu’elle aimerait bien réussir à faire avec la boîte, ce qui la conduit à inventer une conduite nouvelle pour elle : insérer l’index non plus directement pour saisir la chaine, mais pour agrandir la fente de 3mm, ce qu’elle fait après avoir résolu mentalement ce qui était pour elle un nouveau problème.

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Les deux exemples précédents de comportement intelligent chez le bébé humain et chez le chimpanzé adulte sont des illustrations de ce que Köhler caractérisait comme une «découverte soudaine» de solution. Conserver à l’esprit ces deux exemples lors de l’examen que nous allons maintenant entreprendre des différentes étapes de construction de l’intelligence sensori-motrice devrait permettre de ne pas attribuer indûment aux conduites des étapes antérieures du développement des propriétés qu’elles n’ont pas, et, en sens inverse, d’aider à découvrir ce qui, dans les comportements de ces étapes antérieures, peut préparer des conduites telles que celles illustrées ci-dessus. Nous porterons en particulier notre attention aux caractéristiques suivantes : la capacité de coordonner des actions, celle de coordonner moyens et buts de l’action, enfin la capacité de se représenter par avance des solutions possibles, cette dernière capacité, en plus de parachever la construction de l’intelligence sensori-motrice, étant le point de départ de la construction de ce qui deviendra l’intelligence conceptuelle. Par ailleurs, nous verrons en examinant en détail l’édification progressive de l’intelligence sensori-motrice, que cette édification ne peut se faire qu’en interrelation avec la construction du réel, c’est-à-dire de l’univers de l’action et de la perception tel que l’appréhende et l’organise le bébé humain entre 18 mois et deux ans environ.

Reprenons et développons donc maintenant plus en détail ce tableau des six étapes de la genèse de l’intelligence sensori-motrice et de la construction du réel dont il a été question dans le cours précédent, un tableau qui repose sur près de 200 observations recueillies par Piaget avec l’aide de sa femme.

II. Genèse de l’intelligence sensori-motrice.
Stades 1 et 2

L’exposé de ces deux premières étapes va essentiellement porter sur quelques-unes des observations et analyses rapportées par Piaget dans son ouvrage sur La naissance de l’intelligence chez l’enfant.[3] Je compléterai toutefois cet exposé en présentant quelques découvertes plus récentes portant sur ce que l’on appelle aujourd’hui les compétences précoces des bébés dans les heures et les jours qui suivent leur naissance. Nous verrons que ces découvertes, si elles enrichissent notre vision du nourrisson et le bagage des faits connus, soulèvent des problèmes d’interprétation et d’explication qui restent pour la plupart sans solution aujourd’hui encore. Nous verrons surtout à leur propos que, en dépit de ce que l’on peut lire trop souvent chez des auteurs qui ne prennent pas la mesure de ces problèmes, ces découvertes ne remettent pas ou que marginalement en cause le cadre conceptuel et théorique bâti par Piaget pour décrire et rendre compte de la genèse des conduites observées, et que, bien au contraire, ce cadre permet de mieux discerner ce qui est en jeu dans ces faits plus récemment découverts relatifs aux jeunes bébés.

Stade 1 : les conduites réflexes instinctives (ou innées)

Les schèmes de nutrition et de succion. — Les premières conduites observables dans les heures et les jours qui suivent la naissance du bébé sont des conduites réflexes instinctives. [4] C’est le cas par exemple du schème réflexe de nutrition ou de tétée, dans lequel s’enchaîne des mouvements de recherche d’aliment, de succion et de déglutition. Ce schème peut s’activer spontanément, ou, dès la naissance, par simple frôlement des lèvres. La sensation ressentie par le bébé est elle-même une composante de ce réflexe dont on soulignera toutefois que son fonctionnement ne deviendra optimal qu’à la suite d’un exercice plusieurs fois répété. Chez Laurent, c’est dès le deuxième jour après la naissance qu’a pu être observée une sorte de «recherche-réflexe» spontanée d’aliment : couché sur le dos, il a la bouche ouverte, ses lèvres et sa langue bougent. Pour Piaget, il y a là un «équivalent-fonctionnel» des tâtonnements propres aux stades ultérieurs. La fonction est celle d’une recherche, comme dans le cas de tout tâtonnement, mais d’une recherche qui ici est purement instinctive. Un jour après, Laurent, après avoir heurté des lèvres le mamelon maternel, tâtonne pour trouver, toujours instinctivement, la juste position permettant la tétée. Il y a simultanément —et de manière indifférenciée pour le sujet encore inconscient de ce qui se joue alors— assimilation d’un complexe sensoriel (toucher des lèvres, sensations diffuses liées à la posture, etc.) par le schème-réflexe et accommodation de ce dernier à cette situation particulière de manière à assurer, selon des paramètres fixés de manière innée mais aussi avec l’aide de la mère ou de la nourrice, le bon déroulement de l’action.

Quand bien même tout se joue encore, pour l’essentiel, de manière innée, la présence d’un comportement de «recherche» du mamelon (ou de la tétine) ainsi que d’une activité d’accommodation du (et par le) schème en action à des sensations diffuses découlant de la situation présente est peut-être l’indice d’un tout premier engagement du nouveau-né dans le fonctionnement de son schème dont il n’est cependant pas maître[5]. Cette «recherche» d’un complexe sensoriel satisfaisant et d’ «accom­modation» du schème à la situation suggère en effet la présence, dès le début de la vie psychologique, des deux aspects «affectif» et «cognitif» liés au fonctionnement de tout schème. Si la pression de la faim ou simplement un mécanisme neurophysiologique inconscient active automatiquement le schème de nutrition, il est plausible que se surajoute à une telle pression ou à un tel mécanisme un sentiment de plaisir lié à son bon fonctionnement, plaisir qui, en tant qu’éprouvé par le nourrisson, viendrait renforcer l’exercice du schème en lui donnant du coup une finalité non plus seulement physiologique (certes à la fois «logicielle et matérielle», pour reprendre le langage des sciences cognitives [6]) mais également psychologique. En d’autres termes, dès la mise en œuvre de schèmes réflexes instinctifs tels que celui de la nutrition, on se trouverait sur le terrain de la psychologie [7] et non pas seulement sur celui de la neurophysiologie. Mais il est également possible qu’aucune fonction de plaisir impliquant un début d’intervention active du sujet dans le fonctionnement du schème ne soit déjà à l’œuvre et qu’à ce stade, le sujet ne soit, de part en part, que le jouet du fonctionnement purement instinctif d’un schème dont le fonctionnement resterait entièrement infrapsychologique.

Laissons donc de côté ce difficile problème d’interprétation, auquel Piaget a d’ailleurs peu porté attention, pour considérer un autre comportement observé chez Laurent. À trois semaines celui-ci est couché sur le flanc droit et suce son pouce. Son père l’enlève de la bouche. Du coup, Laurent se met à chercher de sa tête et de sa bouche, recherche qui aboutit au succès. Cependant, à ce niveau le pouce n’intervient pas encore en tant que tel. Il n’est pas activement mû par le nouveau-né en tant qu’aliment d’un schème spécialisé de succion, c’est-à-dire d’un schème différencié de l’activité de succion, initialement composante du schème global de nutrition mais peut-être déjà devenue composante centrale d’un schème générique partiellement détaché du schème de nutrition et trouvant en lui-même sa propre finalité de fonctionnement (sucer non plus pour se nourrir mais pour sucer). La succion du pouce n’est à ce stade en rien différente de la succion de tout objet, par exemple le drap du berceau, assimilé par le même schème générique de succion ou par le schème instinctif de nutrition dont une composante est l’activité de succion, si cette composante ne s’est pas encore partiellement détachée du schème de nutrition [8]. Si début de différenciation il y a, cela ne concerne que ce qui peut distinguer le complexe de sensations associé à la succion du mamelon (ou du biberon) et qui intègre la sensation agréable du lait bu, par opposition aux complexes de sensations ressentis lorsque le schème de succion assimile le drap, le pouce, ou tout autre réalité happée par lui et en fonction de laquelle un processus d’accommodation se produit en même temps que s’accomplit l’assimilation (sans encore aucune séparation pouvant être établie par le bébé entre son action de succion et l’objet sur lequel porte celle-ci [9]).

Un tel début de différenciation se produit dès les premiers jours, le nouveau-né parvenant à reconnaître, s’il a très faim, que le complexe de sensations lié à la succion du pouce ou de tout objet autre que le mamelon (ou le biberon) n’est pas le bon. D’où les pleurs du bébé face à l’échec du schème de nutrition alors activé — pleurs qui ont alors une finalité biologique évidente. Il y a là une première forme d’ «assimilation recognitive», mais sans reconnaissance d’aucun tableau sensoriel saisi comme externe, ce qui est susceptible d’être reconnu n’étant que le complexe sensoriel intégré à l’action de succion du sein (ou du biberon), par opposition à la recognition des autres aliments du schème de succion (ou de la composante correspondante du schème de nutrition), simplement ressentis comme non appropriés et donc rejetés. Pour Piaget, ces accommodations actives et ce début de discrimination qu’elles entrainent sont importantes car permettant de comprendre «en quoi un système de purs réflexes peut se constituer en conduites psychologiques» (Piaget, 1936, p. 31) [10]. D’une certaine façon, on peut sans doute reconnaître ici le germe d’une subjectivité —ou de ce que l’on peut appeler une «activité du sujet» — qui s’ignore encore complètement (absence de conscience de soi), ou encore la présence de ce que D. Stern désigne comme un «soi-émergent» [11].

Les schèmes de vision et d’audition. — Hormis les comportements liés à la nutrition, Piaget et sa femme ont bien entendu également observé des réflexes de vision, d’audition et même de préhension dès les premiers jours ou les premières semaines qui ont suivi la naissance de leurs enfants. Au premier abord, ces comportements réflexes apparaissent cependant comme moins organisés que ceux liés à la nutrition, ce qui s’explique aisément : la nutrition implique dès le départ un schème sensori-moteur dont les composantes doivent être suffisamment bien coordonnées pour assurer, avec un minimum d’accommodation au contexte et d’aide extérieure, la survie du nouveau-né, une telle nécessité d’être immédiatement fonctionnelle étant initialement moindre pour les activités alors biologiquement secondaires que sont la vision, l’audition et la préhension. Ce n’est d’ailleurs que dans le chapitre consacré à la deuxième étape de construction de l’intelligence sensori-motrice que Piaget décrit les comportements initiaux liés à la vision et à l’audition, point de départ des comportements plus élaborés [12]. Voici quelques-unes des observations recueillies à leur sujet.

Dans les jours qui suivent la naissance, selon la description donnée en 1936, il existe seulement une perception diffuse de la lumière, en d’autres termes, les bébés ne perçoivent pas encore ou seulement vaguement les formes des objets qui entrent dans leur champ de vision (nous verrons un peu plus loin que ce constat doit être nuancé). Ce schème réflexe de vision qui n’a au début pour aliment ou presque que la seule luminosité s’ajuste cependant alors aux conditions d’intensité et de placement de la source de lumière. Piaget mentionne ici le cas du fils du Preyer [13] qui, 6 jours après la naissance, «tournait la tête vers la fenêtre» (source de luminosité), et non pas seulement les yeux comme le ferait dans les mêmes conditions un bébé un peu plus âgé [14]. Un peu plus tard, vers la fin du premier mois, la progression de l’appareil neurologique permet au contraire au fils de Preyer de «regarder réellement au lieu de contempler vaguement» (Naissance de l’intelligence, p. 63 ; Piaget cite Preyer). Cette précision est importante: elle souligne le fait que le schème instinctif de la vision est loin d’être complètement formé à la naissance. A nouveau, seul le schème instinctif de nutrition et ses composantes impliquent un état d’organisation et de fonctionnement suffisamment complet dès la naissance. Le schème instinctif de la vision va au contraire progressivement se mettre en place dans les semaines voire les mois qui suivent la naissance, que ce soit sur le plan de l’accommodation aux couleurs, à la distance, aux formes, etc., en même temps qu’il donnera alors naissance à des schèmes spécialisés de vision, caractéristiques du deuxième stade du sensori-moteur, et qui surajoutent aux composantes instinctives du schème des composantes acquises liées à l’assimilation recognitive de tableaux visuels différenciés.

Quant aux observations faites sur ses propres enfants, Piaget constate qu’à 24 jours Jacqueline suit du regard un mouchoir déplacé devant ses yeux. Et c’est également à 24 jours que Laurent est vu fixant longuement une frange de son berceau.

Depuis les quelques observations faites par Piaget de la présence de tels schèmes réflexes de vision mais aussi d’audition dans les semaines qui ont suivi la naissance de ses enfants, de nombreuses recherches de psychologie du développement ont apporté un nombre considérables de nouvelles constatations quant aux compétences précoces et pour l’essentiel innées dès les jours et les semaines qui suivent la naissance. [15] Notons cependant que ces observations, loin d’être contradictoires avec celles de Piaget, confirment sa conception du point de départ de la psychogenèse de l’intelligence : celle-ci repose sur un bagage, certes plus étendu qu’initialement imaginé, de schèmes instinctifs, tels que celui de la nutrition et de sa composante principale, au côté de la déglutition, qu’est la succion. Mais ce qui est tout aussi essentiel de considérer pour bien saisir la portée de ces conduites du premier stade est le fait qu’à ce niveau, il ne s’agit en aucun cas pour le bébé de reconnaître et de différencier des tableaux sensoriels [16], ceci quand bien même un schème (celui de succion par exemple) se différencie dans son fonctionnement et dans son accomplissement en fonction des différents objets qui viennent l’alimenter, et qui aboutissent de fait à des complexes sensoriels différents (différenciation de fait, liée au processus d’accommodation visuelle, mais qui n’aboutit cependant pas encore à des schèmes et donc à des aliments différenciés). Ainsi, dans le cas de la vision, le schème s’active dans telle ou telle situation non pas en vue de satisfaire un (encore hypothétique) besoin du bébé de reconnaître un tableau sensoriel, mais seulement parce qu’un complexe sensoriel vient alimenter le schème réflexe encore indifférencié de la vision. Et si dans ce contexte le bébé intervient pour prolonger l’activité de son schème enclenché de façon purement réflexe, ce ne sera pas encore pour satisfaire un quelconque but de reconnaître un tableau sensoriel et encore moins un objet extérieur, c’est-à-dire de «regarder pour voir» (NdI, p. 68), mais seulement en raison du plaisir que cette activité et le complexe sensoriel qui la nourrit et s’y rattache indistinctement lui procurent. Dans les jours qui suivent la naissance, les complexes sensoriels liés à cette activité ne sont donc encore que des aliments pour le schème instinctif indifférencié de la vision (ou de l’audition), similaires à ce que sont le pouce (la sensation du pouce sucé), le drap du lit ou tout autre objet pour le schème indifférencié de succion, lui-même déjà partiellement ou non détaché du schème réflexe global de nutrition.

En conclusion, à ce premier niveau de développement de l’intelligence sensori-motrice, les complexes sensoriels ne sont encore que de simples aliments fonctionnels comblant de manière plus ou moins adéquates les schèmes instinctifs et réflexes qui les assimilent et s’y accommodent tout aussi instinctivement ou presque (le «presque» signalant la part d’investissement que le bébé peut placer dans l’activité du schème qui organise son comportement, en la renforçant alors en proportion du plaisir qu’elle lui procure).

Stade 2 : les premières conduites acquises

Les réactions circulaires primaires

Le deuxième stade de développement de l’intelligence sensori-motrice est caractérisé par l’apparition des premières conduites acquises au cours de la psychogenèse de l’enfant et non pas, comme c’est le cas pour les schèmes réflexes instinctifs, au cours de la phylogenèse de l’espèce humaine (et donc, pour certains au moins, au cours des psychogenèses des générations successives d’individus qui sont à l’origine de notre espèce en son état actuel d’évolution). Ces premières conduites acquises par les bébés humains et dont le point de départ se compose toujours d’un ou de plusieurs schèmes instinctifs, résultent de deux mécanismes généraux de construction pouvant fonctionner conjointement ou isolément. L’un de ces deux mécanismes — la réaction circulaire — avait été proposé par J.‑M. Baldwin pour expliquer la formation des habitudes élémentaires. Quant à l’autre — la coordination encore purement réflexe de schèmes innés ou acquis — il s’agit d’une une réinterprétation radicale [17] par Piaget du mécanisme d’association (de sensations, d’idées ou de comportements) classiquement évoqué pour rendre compte des apprentissages psychologiques. Avant de rapporter certaines observations relatives aux réactions circulaires primaires et aux premières adaptations acquises, disons un mot de ces deux mécanismes.

Le principe général de la réaction circulaire telle que l’avait conçue Baldwin est le suivant : lorsqu’une action procure un satisfaction, cette action tend à se répéter, ce qui a pour effet de renforcer l’action en proportion de la satisfaction éprouvée et d’en faciliter le déroulement. C’est là un mécanisme que Piaget va reprendre dans sa propre explication du développement, mais en montrant que le processus de réaction circulaire évolue au cours des étapes qui mènent des premiers schèmes acquis jusqu’aux conduites intelligentes les plus avancées que l’on peut observer chez un enfant de 18 mois environ. Trois niveaux du mécanisme de réaction circulaire ont ainsi pu être dégagés, le premier étant composé des réactions circulaires primaires que nous allons tout de suite décrire en l’illustrant à travers l’exemple de l’acquisition du schème de la succion de pouce. Quant aux deux autres niveaux, ils révèlent une complication du mécanisme de base qui, comme on le verra, découle de la progression même des schèmes sensori-moteurs et de leur organisation fonctionnelle [18]. En ce qui concerne le mécanisme de coordination, s’il ne s’agit encore que d’une coordination purement réflexe et infrapsychologique, c’est-à-dire relevant de la neurophysiologie et non pas encore de la psychologie (absence de coordination psychologique ou de conduite de coordination), contrairement à ce qui sera observé dans les stades ultérieurs, il n’en reste pas moins que les résultats, c’est-à-dire les schèmes ou les enrichissements de schèmes auxquels ce mécanisme purement réflexe aboutit ne sont en rien prédéterminés.

L’acquisition du schème de succion du pouce chez Laurent. — Piaget montre à travers quelques observations détaillées comment ce schème a été acquis chez Laurent. [19] Lors du premier stade, c’est-à-dire, pour Laurent, pendant tout le premier mois suivant sa naissance, c’est de manière fortuite que le schème de succion (ou le schème de nutrition englobant l’activité de succion) rencontrait cet « aliment » indifférencié qu’est le pouce. Tout autre objet venant toucher sa bouche pouvait de la même manière alimenter ce schème de succion ou celui (englobant) de nutrition. L’absence de différenciation entre aliments du schème signifie que jusqu’alors il n’y avait pas encore de schème acquis de succion du pouce.

A 1 mois et 2 jours (= 0 ;1(2)), un premier pas est fait dans ce sens (obs. 17 de Piaget 1936) : Laurent est dans son berceau, il a faim et crie. Sa mère le prend dans ses bras, en position verticale et il cherche alors immédiatement à téter. Le comportement observé passe alors par quatre phases : 1° Laurent cherche à téter en tournant la tête de gauche à droite, pendant que ses bras s’agitent dans tous les sens ; 2° les bras, au lieu d’aller en tout sens comme cela se produisait jusqu’alors[JJD1] , «semblent se rapprocher de la bouche». Plusieurs fois, les mains effleurent les lèvres, la main droite tendant à se coller contre la joue, à l’étreindre. La bouche, grande ouverte, continue à chercher un aliment, jusqu’au moment où elle se saisit du pouce gauche, ce qui enclenche l’action de succion. Laurent n’ayant pas encore la maîtrise des mouvements de sa main, le pouce ressort de la bouche, ce qui provoque la colère de l’enfant qui se cambre, crie et suce dans le vide. À nouveau les mains se rapprochent ensuite de la bouche, mais cette fois sans succès, c’est-à-dire sans aboutir à ce que la bouche s’en empare.

Pour Piaget qui la commente, cette séquence révèle un début de formation du «schème de succion du pouce» (destiné, s’il n’est pas contrecarré, à devenir ultérieurement une habitude). Celui-ci naît d’un début de coordination, encore purement réflexe (mais non pas innée, c’est-à-dire génétiquement prédéterminée ) entre le mouvement de la tête et la bouche cherchant l’aliment du schème de nutrition, et le mouvement encore incontrôlé (quoique manifestant un début d’orientation) des mains. Mais l’échec final montre que ce schème n’est pas encore pleinement acquis, contrairement à ce qui sera constaté deux jours plus tard.

À 0 ;1(4) en effet, une coordination complète parvient à s’installer entre la bouche qui cherche à sucer le pouce, et le bras et la main qui cherchent la bouche. Voilà la séquence qui aboutit à la maîtrise du schème de succion du pouce. Dans un premier temps, le schème de succion s’active et de son côté la main cherche à atteindre la bouche (cette fois, la recherche du complexe sensoriel issu de la succion du pouce est bien ce qui, aux côtés peut-être de la faim, mobilise Laurent ou du moins le schème encore en formation). Mais seul l’index entre dans la bouche. Laurent éloigne (= rejette) alors la main de la bouche pour la rapprocher à nouveau. Cette fois le geste est plus précis et le pouce peut pénétrer la bouche mais en même temps que l’index, solution à nouveau ressentie comme non complètement satisfaisante. Laurent éloigne une nouvelle fois sa main pour la rapprocher une troisième fois de sa bouche. Cette fois, aucun autre doigt ne fait plus obstacle à la succion du pouce et celle-ci peut se dérouler en apportant pleine satisfaction à l’enfant (au moins provisoirement et si le premier mobile qu’est la faim n’est pas trop fort). Les jours suivants, le schème de succion du pouce continuera à s’exercer jusqu’à devenir une habitude.

D’autres comportements tout à fait similaires ont été observés chez les deux sœurs de Laurent, avec un retard de quelques semaines chez l’une d’entre elles. Mais ce qui précède suffit à comprendre comment les deux mécanismes fondamentaux de réactions circulaires et de coordination co-interviennent dans la création du schème de succion du pouce chez Laurent. Au sujet du processus de coordination, on voit ici que s’il y a probablement un début d’intention chez Laurent qui cherche à sucer ce qu’il ne reconnaît bien sûr pas encore comme étant «son» pouce, cette intention ne porte pas sur la coordination entre le mouvement de la main et le schème de succion. Cette coordination est de type purement réflexe (ou purement neurophysiologique) [20], en d’autres termes, il n’y a pas encore coordination psychologique ou intentionnelle de deux actions ou de deux schèmes d’action telle qu’on l’observera par la suite. Quant à la réaction circulaire primaire, elle intervient dès la création puis lors de la progression du comportement de Laurent. Au départ, il y a découverte non pas encore d’un spectacle intéressant (issu de sensations extéroceptives), comme cela sera le cas au deuxième stade, mais du fait qu’un mouvement de la main apporte un aliment à une composante centrale du schème inné de nutrition, à savoir l’activité de succion. Mais dès la découverte de cet effet inattendu, le mouvement qui y a abouti tendra à se reproduire, donnant ainsi naissance au schème de succion du pouce, qui se précisera et se renforcera au fur à mesure de ses répétitions, jusqu’à devenir une habitude élémentaire dont il pourra être difficile de ses débarrasser. Pour Piaget, ainsi que l’illustre l’acquisition prototypique de la succion du pouce, la réaction circulaire primaire est «un exercice fonctionnel acquis, prolongeant l’exercice réflexe et ayant pour effet de fortifier et d’entretenir, non plus seulement un mécanisme tout monté [comme l’est tout schème instinctif], mais un ensemble sensori-moteur à résultats nouveaux poursuivis pour eux-mêmes» (JP36, p. 64).

Un point doit être ici souligné : dans cette acquisition d’un schème issu d’une réaction circulaire primaire, comme l’est le schème de succion du pouce, tout se joue à l’intérieur de l’organisme et de l’activité naissante du sujet : l’action, son but, son moyen, son résultat ne mettent en jeu aucun objet qui leur soit extérieur, aucun objet autre que le corps de l’individu vivant cette expérience.

D’autres exemples de réaction circulaire primaire sont présentés par Piaget, tel celui de l’enfant qui suce et joue avec sa langue (NdI, p. 60). Tous illustrent la façon dont les premiers schèmes acquis s’inscrivent dans le prolongement d’un schème réflexe (ici à nouveau celui de la succion). Mais à côté de ces schèmes résultant du mécanisme de réaction circulaire primaire, apparaissent aussi de simples enrichissements des schèmes réflexes innés, enrichissements donnant naissance aux réflexes conditionnés ou aux premières adaptations acquises.

Les premières adaptations acquises

Ces premières adaptations au monde extérieur résultent de l’assimilation par un schème réflexe (celui de nutrition par exemple) d’un percept (un son par exemple) qui tout en lui étant initialement étranger, est par ailleurs l’aliment d’un autre schème, en l’occurrence d’audition, ce processus d’assimilation s’accompagnant d’un processus conjoint d’accommodation du schème réflexe au complexe sensoriel ainsi élargi. Tout en impliquant également une coordination réflexe, en l’occurrence entre le schème enrichi (le schème de nutrition) et le schème annexe et son produit dès lors différencié (le son), ces premières adaptations se distinguent des réactions circulaires primaires en ce sens qu’elles ne débouchent sur aucun résultat nouveau, aucune finalité nouvelle. Deux exemples permettent de clarifier ce point.[21]

1er exemple : l’association entre le schème de nutrition et le contact corporel du nourrisson avec sa mère. — Dès 0 ;1(14) pour Jacqueline et dès 0 ;1(27) pour Lucienne, Piaget a pu observer le comportement suivant : chacune de ses deux filles tournait la tête du bon côté lorsque sa mère la déplaçait d’un sein à l’autre pour la nourrir (observation 25 de NdI). Alors que la rotation imprimée à leur corps par ce déplacement dirigeait naturellement leur tête vers l’extérieur, elles contraient ce mouvement en tournant leur tête dans la direction du sein à téter. Piaget interprète ce comportement dans les termes suivants : «l’enfant sait dorénavant utiliser les contacts avec le bras de sa mère comme signaux lui permettant de repérer la direction de la nourriture». Il y a donc «associations acquises, c’est-à-dire accommodation dépassant la simple accommodation réflexe» observée lorsque le bébé ne faisait qu’ajuster localement la position de la tête et de la bouche pour saisir le mamelon. En d’autres termes, le schème de nutrition, qui incorpore des éléments de posture et des sensations liées à celle-ci, ainsi que des éléments de contacts non seulement buccaux, mais plus globalement corporels avec la mère, s’est différencié jusqu’au point où une différenciation s’est faite entre différents complexes de sensations, chaque complexe délivrant des signaux spéciaux (sensation liée à la suppression du contact de l’un des deux seins, ou encore sensation liée au mouvement de déplacement du corps) permettant l’enclenchement du mouvement de la tête orientant correctement celle-ci pour que la bouche atteigne immédiatement sa cible. Il se pourrait bien sûr que cet enrichissement du schème par accommodation à de nouveaux signaux (par rapport au simple déclencheur qu’est, par exemple, la sensation de contact des lèvres avec le doigt, le mamelon, etc.) relève encore de l’inné, quand bien même le lien entre ces nouveaux signaux corporels —jusqu’alors non reconnus voire absents en raison de l’insuffisant développement du système neuronal— et le schème de nutrition n’apparaissent qu’aux environs de 1 mois. Un deuxième exemple plus tardif d’association entre schème et élément extérieur est à cet égard plus probant quant au caractère acquis et certainement pas prédéterminé des liens ainsi créés (et donc quant à la complexification non prédéterminée d’un schème à l’origine purement inné).

2ème exemple : l’association entre le schème de nutrition et des signaux visuels. — À 0;4(27) Jacqueline ouvre la bouche dès qu’on lui montre le biberon ou une cuillère (c’est là un comportement que tout parent attentif constate avec amusement chez ses enfants). De même, dès 0;3(15), Laurent ouvre tout grand la bouche lorsqu’il perçoit certains «signaux visuels» (sa mère notamment). En pareil cas, il y a peu de doute que l’enfant «sache» que les signaux en question n’impliquent pas forcément un déroulement de l’action conforme à son désir. Généralisée à ces nouveaux signaux, la formule de Piaget selon laquelle «l’enfant sait dorénavant utiliser les contacts avec le bras de sa mère…» prend dès lors toute sa valeur interprétative : face à un biberon qui reste distant et muni de ce savoir, l’enfant saura suspendre le fonctionnement de son schème, prolonger l’attente jusqu’à ce que les conditions de son complet déroulement se réalisent (c’est donc dès ce niveau des premières associations acquises qu’entrent en jeu les actions secondaires au moyen desquelles le sujet devient apte à moduler le déroulement de ses schèmes d’actions primaires, et en particulier non seulement la capacité de renforcer le déroulement d’une action en fonction du plaisir éprouvé, mais de suspendre et non pas arrêter ce déroulement si les conditions ne sont pas complètement réalisées).[22] A cet âge d’ailleurs, de telles associations entre de nouveaux signaux visuels ou autres et les schèmes de l’enfant ne concernent plus seulement les schèmes au départ innés (ici celui de nutrition avec ses composantes), mais des schèmes qui, tout en pouvant conserver une part d’inné, ont des finalités et des composantes qui n’ont plus rien de tel, comme on en verra maints exemples dans la suite. Il est d’ailleurs également évident que ce mécanisme de base par lequel les schèmes s’enrichissent et se différencient en assimilant (et en s’accommodant à) de nouveaux éléments extérieurs (ici le complexe sensoriel, transformé en signal, livré par la vision du biberon ou de la mère) continuera à produire de tels effets à tous les niveaux ultérieurs de développement et ce jusque chez l’adulte, par exemple dans les activités de déplacement familier lors desquelles nos schèmes ne cessent d’intégrer de tels complexes pour les transformer en signaux.

Concluons cette section sur les premières adaptations acquises en soulignant que le type de conduites que Piaget décrit à propos de ses deux filles qui tournent correctement leur tête en direction du sein gauche ou du sein droite selon la situation, ou de Jacqueline et Laurent qui ouvrent grand leur bouche à la vue de leur mère ou d’un biberon, lui permet de réinterpréter le mécanisme, initialement conçu comme purement neurophysiologique, du conditionnement réflexe évoqué par le médecin et physiologiste russe Pavlov, en y ajoutant cette part d’activité psychologique qui intervient dans le cas d’une modification d’un schème par assimilation (psychologique et cognitive) de signaux initialement indépendants du fonctionnement du schème (et n’ayant donc pas encore le statut de signal). Le chien qui en arrive à saliver au son d’une cloche et non plus seulement à la vue de la nourriture, ce qui est à l’évidence une association acquise, est amené à le faire soit par un mécanisme purement neurophysiologique, soit plus vraisemblablement parce qu’il établit, par assimilation psychologique, un lien d’implication signifiante entre le son auquel il prête attention et l’arrivée de la nourriture, ce qui donne à l’animal une plus grande mobilité de comportement (par exemple possibilité de maintenir l’action en suspens grâce à la connaissance du lien d’implication entre le son et la nourriture à venir, etc.) comparativement à un type de réflexe conditionné qui s’expliquerait par les seules lois générale d’association neurophysiologique.

Mais malgré ce rapprochement possible entre les premières adaptations acquises d’un schème initialement réflexe et le réflexe conditionné tel qu’étudié par Pavlov il y a une différence : dans le second cas, c’est la personne extérieure (l’expérimentateur) qui est maître du jeu. Dès lors le conditionnement peut être conçu comme se produisant (ou pouvant se produire) en l’absence même d’un réel engagement du chien dans l’expérience (auquel cas le conditionnement réflexe pourrait ne pas encore relever de la psychologie, mis à part l’éventuelle pression de la faim). Or un tel procédé dans lequel c’est une personne extérieure qui guide l’acquisition du réflexe conditionné peut également être employé chez l’humain, et ceci dès la naissance et même dès la vie fœtale. Piaget mentionne lui-même deux recherches, l’une concernant l’acquisition d’un réflexe conditionné associant un son à la succion chez un enfant de 3 jours, l’autre l’acquisition d’un réflexe conditionné chez le fœtus (NdI, p. 57). Piaget ne met pas en doute le résultat de ces recherches, sans cependant s’interroger sur leur implication. Là aussi on peut concevoir qu’un tel conditionnement n’implique encore aucune assimilation psychologique du signal, et donc que l’explication du conditionnement puisse relever de la seule neurocybernétique [23]. La question se pose pourtant de savoir si de premières adaptations psychologiques, supposant l’intervention active d’un sujet psychologique encore inconscient de lui-même, ne pourraient pas apparaître déjà chez le fœtus (pour autant que son cerveau soit parvenu à un certain niveau de maturation). C’est peu probable pour le type d’adaptation de schème observé par Piaget chez ses enfants âgés d’environ trois mois (cf. le schème de nutrition incorporant des signaux visuels tels que la vue du biberon). C’est au contraire assez vraisemblable pour le type d’adaptation observé chez Jacqueline et chez Lucienne vers l’âge d’environ 1 mois :  réagir activement à ce qui n’est peut-être pas encore vraiment un signal, tout au plus un complexe sensoriel encore peu différencié. Si un réflexe conditionné peut être acquis par un fœtus, il est difficile de voir pourquoi il n’en irait pas de même pour de premières adaptations acquises venant enrichir les schèmes instinctifs décelables chez le fœtus. Admettre ceci implique de faire remonter plus haut que Piaget ne pouvait le constater le début des premières adaptations psychologiques (avec intervention active du sujet renforçant son action du fait du plaisir fonctionnel qu’elle lui procure, mais pas nécessairement déjà action secondaire plus complexe).

Mais se poser ce genre d’interrogation, c’est d’une certaine manière ouvrir la boîte de Pandore qui a trop rapidement conduit bien des psychologues de la prime enfance à remettre en question la conception piagétienne du développement de l’intelligence sensori-motrice. Avant donc de continuer lors des prochains cours notre examen des étapes de ce développement telles que les a décrites et interprétées Piaget —et en particulier l’examen des acquisitions concernant non plus la mise en relation de la succion et de la posture, ou de la succion et de la vision, mais celle des relations entre la vision et la préhension, bien plus intéressante du point de vue de la genèse de l’intelligence car conduisant à des acquisitions de niveau bien plus avancé que celles précédemment décrites—, disons quelques mots des implications, par rapport à la conception piagétienne, de la découverte, à partir de la fin des années 1960, de toute une série de compétences cognitives précoces chez le bébé, dans les heures, les jours ou les premières semaines qui suivent sa naissance. Nous verrons que si le tableau des faits est plus riche que ne pouvait le prévoir Piaget, il n’implique aucunement le rejet du cadre conceptuel élaboré pour rendre compte de la progression des étapes de l’intelligence telles qu’observées chez Jacqueline, Lucienne et Laurent. Ces faits sont au contraire à valoriser du point de vue même de la conception piagétienne de la naissance de l’intelligence, dans la mesure où ils obligent à mieux saisir les liens plus complexe qu’initialement imaginés entre l’inné et l’acquis, ou encore entre l’activité neuronale et l’activité psychologique discernables dans le passage des schèmes instinctifs aux premiers schèmes acquis, c’est-à-dire non prédéterminés dans leur finalité ou dans leur composition.

De quelques recherches postpiagétiennes sur le jeune bébé

Les recherches que nous allons examiner ont porté sur la perception intermodale ou transmodale chez les nourrissons (comment l’information recueillie par un mode de perception, par exemple par le sens tactile, peut être exploitée par un autre mode perceptif, par exemple la vision), ainsi que sur leurs capacités de discrimination perceptive. Les observations révélant la précocité de ces capacités ont été rendues possibles grâce à de nouvelles techniques d’investigation des comportements reposant sur un usage de plus en plus fréquent et systématique des enregistrements audiovisuels et surtout l’utilisation de la technique dite d’habituation (en plus d’une méthodologie expérimentale devenue plus exigeante en ce qui concerne le contrôle des variables). Brièvement dit, cette technique dite d’habituation découle du phénomène de même nom qui se produit lors d’une confrontation à une situation initialement inédite : un enfant (ou un adulte, ou un animal) est d’autant plus attentif à une certaine situation que celle-ci ne lui est pas familière. Dès qu’elle le devient, l’enfant (ou l’adulte, ou l’animal) y prête de moins en moins attention. On verra par la suite comment les psychologues ont fait un usage tout à fait fécond de ce phénomène d’habituation non seulement dans l’étude des capacités cognitives des bébés, mais aussi dans celle des jeunes enfants.

Parmi les nombreuses expériences réalisées avec de jeunes bébés, retenons en cinq en examinant pour chacune d’entre elles si elles impliquent l’abandon de la théorie piagétienne, comme certains chercheurs l’ont affirmé, le plus souvent faute d’une connaissance approfondie de cette dernière.

(1) Une expérience de discrimination perceptive des odeurs

Il s’agit d’une expérience réalisée par MacFarlane en 1975 telle qu’elle est rapportée par D. Stern (1985, p. 59) et par J. Vauclair (2004, p. 92). Des nouveaux-nés de 3 jours sont couchés sur le dos. L’expérimentateur place d’un côté (a) de leur tête un tampon imbibé du lait de leur mère, et de l’autre côté (b) un tampon imbibé du lait d’une autre mère. Le résultat est sans équivoque : les bébés tournent systématiquement la tête du côté (a). Les faits ne souffrent aucun discussion. Mais quelle interprétation peut-on en donner ? Au moins quatre dans le cadre de la théorie piagétienne. De telles interprétations ne conduisent qu’à élargir l’extension des composantes sensorielles du schème de nutrition, sans modifier la conception de Piaget selon laquelle à ce premier niveau de développement, un tel schème peut s’ajuster par accommodation réflexe aux données de la situation.

(i) Accommodation par exercice du schème réflexe

On peut admettre que la sensation d’odeur appartienne à l’ensemble sensoriel indifférencié attaché au fonctionnement du schème instinctif de nutrition (ou de la tétée). Mais on a vu que dès les premières tétées le schème s’adapte par «accom­modation réflexe» (ou instinctive) à la situation : le mouvement de la bouche et des lèvres s’ajuste aux sensations délivrées par le toucher des lèvres. Il se pourrait tout à fait que le schème instinctif inné contienne parmi ses composants un odorat prédéterminé à capturer l’odeur propre au lait maternel, de même qu’il contient une activité de sensation tactile liée aux lèvres et prédéterminée à capturer la forme de l’organe nourricier extérieur. Une telle interprétation ne fait qu’élargir l’extension des compo­santes du schème instinctif de nutrition sans modifier la conception de Piaget selon laquelle un tel schème peut s’ajuster aux conditions de la situation.

(ii) Assimilation d’une sensation n’appartenant pas à la configuration sensorielle prédéterminée par le schème instinctif de la tétée

Bien que Piaget ne l’ait ni observé ni envisagé, il est tout à fait possible qu’il y ait dès les premiers jours assimilation d’une sensation extéroceptive (odeur du lait maternel) n’appartenant pas au complexe sensoriel indifférencié initialement lié au schème instinctif de nutrition. Cette odeur du lait maternel viendrait se greffer à ce schème un peu de la même façon que quelques semaines plus tard les sensations corporelles liées au fait de subir une rotation de tel ou tel côté sont pour le bébé un signal de la direction où tourner la tête pour que celle-ci et la bouche s’orientent en direction du sein maternel (voir l’observation 25 rapportée plus haut). La seule question qu’il convient alors de se poser est de savoir si une telle acquisition relève des seules lois d’association neuronale (réorganisant une activité comportementale qui resterait infrapsychologique), ou bien si on a affaire à une réelle activité psychologique avec saisie du lien d’implication signifiante entre la sensation d’odeur liée au tampon imbibé du lait maternel et la localisation de la cible de l’action de tourner la tête à gauche ou à droite (à savoir la présence instinctivement anticipée du lieu où se trouve le sein maternel). Il est assez vraisemblable que la capacité de discrimination des odeurs repose certes sur une base innée, mais également sur les seules lois de coordination réflexe conduisant à relier l’odeur du lait maternel à cette localisation du sein (on supposera ici que, contrairement au réflexe conditionné standard, l’expérience permettant de relier une sensation non comprise dans la configuration prédéterminée du schème instinctif n’a pas besoin d’être souvent répétée dans la mesure où l’environnement n’offre au bébé de 2-3 jours qu’un nombre encore très réduit d’expériences sensorielles distinctes, un nombre appelé cependant à augmenter par la suite en proportion de la maturation des capteurs sensoriels et des centres sensoriels du cerveau et rendant du même coup plus long et plus aléatoire l’acquisition d’un réflexe conditionné).

(iii) Différenciation d’un schème inné de l’odorat associant la provenance d’une odeur et la rotation de la tête, par accommodation de ce schème à la situation d’allaitement

Ce départ inné serait équivalent à ce que l’on peut observer sur le terrain de l’association entre la vision d’une luminosité et le mouvement de la tête : une différenciation du schème inné de l’odorat liant mouvement de la tête et direction de l’odeur se produirait à partir de l’exercice du schème réalisé dans le cadre de la tétée. Dans cette interprétation, on aurait affaire à un schème réflexe inné (non étudié ni observé par Piaget) qui s’exercerait de manière incidemment privilégiée lors du fonctionnement d’un deuxième schème inné, celui de la nutrition, mais sans coordination entre les fonctionnements des deux schèmes, sauf si l’odeur devient un signal utile pour le schème de la nutrition. Cet exercice privilégié — en présence du lait maternel — du schème reliant odeur et motricité de la tête entrainerait automatiquement, sans aucune intervention du sujet psychologique, cette différenciation du schème d’odorat expliquant les faits observés dans cette expérience.

(iv) Schème instinctif prédéterminé à discriminer l’odeur maternelle

Cette dernière interprétation consiste à faire l’hypothèse qu’en plus d’une coordination innée entre odorat et mouvement de la tête (voir interprétation précédente), un schème de discrimination de l’odeur maternelle est donné dès la naissance, le seul apport de l’expérience consistant à permettre d’extraire dès la première ou les toutes premières rencontres avec le lait maternel (ou son substitut) l’odeur qui lui est propre, ceci à la manière du phénomène d’imprinting découvert et décrit par l’éthologiste K. Lorenz chez les canetons apprenant très vite à reconnaître visuellement leur mère dans la population des canards adultes les entourant.

Des quatre interprétations, la première est la plus simple (ce qui ne veut pas dire la plus plausible). Le schème inné de nutrition est un schème qui englobe dès le départ des composantes telles que la succion, la déglutition, le mouvement de la tête en fonction d’indices extérieurs (dont l’odeur), etc. Mais quoi qu’il en soit, aucune des trois premières interprétations ne pose de problème de compatibilité avec la conception de Piaget. Il en va de même de la quatrième, quand bien même elle conduit à mettre en évidence la sous-estimation, chez Piaget, de l’apport de l’inné dans l’adaptation initiale des nourrissons à leur environnement naturel : la prise en compte d’un plus large bagage de schèmes instinctifs au départ de la psychogenèse ne suffit pas à infirmer les thèses constructivistes attribuant un rôle déterminant au sujet psychologique dans la genèse de l’intelligence sensori-motrice.

(2) Une expérience de discrimination visuelle

Cette expérience sur la vision des formes chez les nouveaux-nés a été réalisée par Robert Fantz en 1963 (Science, vol. 140, pp. 296-297). Les bébés sont couchés sur le dos et les formes suivantes leur sont présentées dans un ordre quelconque:

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Le résultat de l’expérience est là aussi très clair: entre 0 et 5 jours, les nouveaux-nés fixent visuellement beaucoup plus longtemps la forme représentant un visage, mais aussi assez longtemps la 2ème forme représentée ci-dessus. Ceci signifie que non seulement la vision rapprochée du bébé est plus développée dans les jours qui suivent la naissance qu’on ne le concevait pendant les 1ères décennies du 20ème siècle (y compris chez Piaget), mais peut-être aussi déjà que le nourrisson parvient à discriminer des formes voisines de celle d’un visage humain. Pourtant là aussi la conception piagétienne des premières étapes conduisant à la construction de l’intelligence sensori-motrice n’est en rien touchée par ces faits. Voilà en effet deux interprétations possibles.

Première interprétation : le schème réflexe (et encore complètement instinctif) de la vision est certainement actif lors du fonctionnement du schème de la tétée, qu’il y ait ou non coordination instinctive (donc prédéterminée) de ce schème avec le schème de nutrition. Vu le caractère privilégié de l’exercice du schème de vision lors de la situation de la tétée, il n’y a rien de surprenant à ce que cet exercice induise une accommodation privilégiée à la forme du visage maternel (par rapport aux autres formes présentées aux bébés dans l’expérience de Fantz). De plus, le bien-être ressenti lors de la nutrition s’ajoute immanquablement au possible plaisir fonctionnel provenant du simple exercice réflexe du schème de vision. Ce surplus de plaisir a pour effet de renforcer l’accommo­dation réflexe du schème de vision à la forme générale du visage, augmentant du même coup ce début de différenciation du schème en direction de la reconnaissance spécialisée des formes se rapprochant le plus du visage humain.

Deuxième interprétation : Le schème de vision de la forme du visage pourrait être inné, ce qui est possible et ce qui serait même fonctionnellement et phylogénétiquement explicable du fait qu’un regard prolongé des nouveau-nés des anciens ancêtres de l’homo sapiens en direction de leur mère (ou de son substitut) était susceptible d’accroître l’affection des mères pour leur progéniture, ce qui, toute chose égale par ailleurs, ne pouvait qu’être bénéfique pour leur développement ontogénétique et donc pour la reproduction ultérieure de leurs gènes, ce qui rendait possible l’intervention du mécanisme de sélection naturelle, et donc l’acquisition phylogénétique d’un schème inné et différencié de perception des visages.

La première de ces deux interprétations entre tout à fait dans la conception du développement cognitif proposée par Piaget. Quant à la seconde, elle conduit à nouveau à compléter cette conception en y ajoutant la reconnaissance de la portée plus grande de l’inné dans la détermination de certaines conduites humaines (portée admise par Piaget en 1976[24] ; voir aussi G. Cellérier 2008[25] pour les développements qu’une telle interprétation implique pour la théorie piagétienne).

(3) La perception transmodale chez le nouveau-né

Par perception transmodale il faut entendre la capacité que nous avons de transférer les informations apportées par l’un de nos sens sur le fonctionnement d’un autre de nos sens. En 1979, Meltzoff et Borton ont réalisé une expérience révélant la présence d’une telle perception transmodale entre le sens tactile et le sens visuel chez le nouveau-né (on trouve un résumé de cette expérience dans Stern 1985, p. 70). Voilà comment ces deux auteurs ont procédé.
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Alors qu’un bandeau est placé sur les yeux de nourrissons de 3 semaines, on introduit dans leur bouche soit une sucette qui a la forme d’une tétine standard (telle qu’on en trouve dans le commerce), soit une sucette non-standard de même forme mais comportant par ailleurs des saillies sur sa surface (voir figure ci-dessus).

Les bébés n’ont jamais été confrontés à ces sucettes avant l’expérience. Après qu’ils ont tété pendant quelques instants une sucette soit standard soit non-standard, celle-ci leur est retirée de la bouche. Les deux sucettes sont alors placées à portée de vue des nourrissons et l’expérimentateur enlève le bandeau qui couvrait les yeux des enfants. Dès le bandeau enlevé, on constate alors que les bébés regardent davantage la sucette qu’ils ont tétée, ce qui implique aux yeux des auteurs que l’information concernant la forme standard ou non détectée par le schème  tactilo-buccal» serait transférée au schème de vision. Ce résultat et surtout cette interprétation sont d’autant plus étonnants qu’une recherche réalisée quelque 30 ans avant par Inhelder et Piaget sur la représentation stéréognosique chez l’enfant de 3-4 ans avait montré que des sujets de cet âge sont incapables de reconnaître visuellement parmi des objets de différentes formes géométriques (un cercle, un carré, etc.) ceux préalablement palpés avec leurs mains sans pouvoir les voir (voir Piaget et Inhelder, La représentation de l’espace, 1948, chap. 1). Il y a là une contradiction apparente qu’il convient de résoudre. A ce problème s’ajoute le fait que, selon les observations de Piaget que l’on examinera plus en détail dans la suite, c’est seulement vers l’âge de 6 mois que les bébés coordonnent intentionnellement leurs activités de vision et de préhension.

Mais là aussi, comme pour la recherche plus ancienne de Fantz, les observations faites par Meltzoff et Borton chez des nourrissons de trois semaines ne permettent pas d’infirmer la conception piagétienne du développement sensori-moteur. Les faits découverts par ces auteurs peuvent en effet eux aussi être interprétés au moyen du cadre théorique livré par Piaget, pour autant que l’on admette que le schème inné de nutrition est plus riche et plus complexe que ce qui pouvait être supposé dans la première moitié du 20ième siècle.

Commençons par souligner que dès la naissance (ou dès les premiers jours qui suivent cette naissance) la vision du mamelon (ou de la tétine du biberon) peut entrer dans l’expérience sensorielle globale liée au fonctionnement du schème inné de nutrition (y inclus la succion). Or en trois semaines (date à laquelle les nourrissons sont confrontés à l’expérience de Meltzoff et Borton), l’exercice de ce schème et son accommodation réflexe à différents aspects de la situation peuvent très bien l’amener à différencier le cas où ce qui est visuellement perçu, la forme d’ensemble du sein, du mamelon ou de la tétine par opposition à tout autre complexe visuel, est dans la foulée liée à telle ou telle sensation buccale, sensation visuelle et sensation buccale étant partie de la même expérience sensorielle d’ensemble. En d’autres termes, le schème de vision qui se mêle au schème de nutrition (succion comprise) amène une certaine discrimination du «bon» complexe visuel par rapport à tout autre complexe s’en distinguant. Il est par ailleurs tout à fait possible qu’à trois semaines un lien d’association infrapsychologique ou psychologique soit déjà établi entre la vision de ce qui va être (ou de ce qui vient d’être) sucé et la sensation liée à la succion de l’objet, ceci par conditionnement réflexe du schème de succion au signal visuel, c’est-à-dire par assimilation réflexe du tableau sensoriel visuel par le schème de succion (ou par le schème de nutrition dont une sous-composante est l’activité de succion). Du même coup, que ce soit dans le cas d’un début de différenciation réflexe du schème de nutrition (transformation de stade 1) ou d’un lien d’association venant étendre le champ de son complexe sensoriel de base (transformation de stade 2), la sensation de plaisir liée à l’activité de nutrition peut s’étendre à toute sous-partie de l’ensemble du complexe sensoriel en jeu, et notamment à la forme visuelle d’un objet qui est identique ou se rapproche le plus de la forme caractéristique du mamelon ou de la tétine (standard), ce qui expliquerait le fait que le schème de vision ait préférentiellement tendance à prendre pour aliment la tétine standard plutôt que la tétine de forme non standard, lorsque celles-ci sont présentées à l’enfant. A l’opposé, lorsque, comme dans l’expérience de Meltzoff et Borton, une sensation relativement désagréable est ressentie lors de la succion d’une tétine de forme non standard, l’enfant pourra être tendanciellement porté à prêter attention non pas à ce qui est identique à une forme visuelle qui est la plus proche de la forme standard appartenant au complexe sensoriel «agréable», mais à ce qui dans le champ visuel présente quelque aspect non standard par rapport à l’expérience visuelle standard. En d’autres termes, dans le cas de la situation imaginée par Meltzoff, on n’aurait pas affaire à une perception transmodale directe, c’est-à-dire à un transfert d’informations depuis un centre sensoriel sur un autre, mais recognition conjointe (tactile et visuelle) d’une situation d’ensemble standard et plaisante versus une recognition conjointe d’une situation inhabituelle et relativement déplaisante ou perturbante (l’inhabituel étant commun à la tétine non standard qu’elle soit sucée ou vue).

Malgré son apparente complexité, l’interprétation précédente, qui s’inscrit dans le droit fil des possibilités élémentaires d’adaptation des schèmes à leur «niche écologique» reconnues par Piaget dès les jours ou les premières semaines qui suivent la naissance, permet de faire l’économie d’une interprétation attribuant au bébé de trois semaines des capacités de perception transmodale que l’on ne retrouvera plus chez un enfant de 3 ans confrontés à des problèmes de stéréognosie et de transfert des informations livrées par le sens tactile sur le plan de la vision. L’interprétation livrée par Meltzoff et Borton est certes d’apparence plus simple et elle mérite à ce titre d’être retenue comme possible, quand bien même elle laisse entier le problème de savoir pourquoi les enfants de 3 ans n’utilisent pas de telles capacités de perception transmodale pour reconnaître visuellement des formes préalablement manuellement palpées. Mais, comme pour l’acceptation de la seconde interprétation des faits observés dans l’expérience de Fantz (voir plus haut), admettre l’innéité d’une perception transmodale infrapsychologique (ne résultant pas des expériences et des activités infrapsychologiques ou psychologiques) n’impliquerait rien d’autre que reconnaître un apport plus considérable de compétences innées que cela n’était reconnu dans la première moitié du 20ème siècle, et donc l’existence d’une telle perception précédent la perception transmodale observée chez les enfants de 4-5 ans.

(4) La perception intermodale chez le nouveau-né
1ère expérience : l’imitation précoce du mouvement de la langue chez le nouveau-né.

En 1977, ainsi que dans une toute série de recherches ultérieures Meltzoff et ses collaborateurs ont réalisé des expériences mettant en évidence la présence chez le nourrisson de 2 ou 3 semaines, voire dans les heures ou les jours qui suivent la naissance, [26] d’ «imitations précoces» [27] d’une action — par exemple la protusion de la langue — que le bébé perçoit chez autrui, mais qui reste nécessairement invisible à  ses yeux lorsque c’est lui-même qui la réalise (voir les deux photographies ci-jointes, dont la première montre Meltzoff tirant la langue face au bébé qui le regarde, et la seconde, la même action de tirer la langue que le nourrisson effectue après avoir regardé attentivement le geste de l’adulte):
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Toujours selon Meltzoff, il semble même que selon que l’adulte tire la langue d’une certaine façon (par exemple comme sur la photographie, ou au contraire en la dirigeant de l’un ou de l’autre côté de sa bouche), le bébé aura tendance à réaliser un geste calqué sur celui de l’adulte. Un deuxième constat fait par les auteurs au sujet de cette capacité d’ «imitation précoce» est le fait que celle-ci exige un effort de la part du bébé, qui ne parviendrait qu’après plus essais à produire un geste quasi identique à celui de l’adulte. Enfin, dernière observation importante réalisée par Meltzoff et ses collaborateurs : si on empêche les nourrissons de produire le geste qu’ils perçoivent chez l’adulte (par exemple en mettant une sucette dans leur bouche juste après avoir vu le modèle adulte), il suffira que le même adulte leur montre le lendemain leur visage (sans reproduire le mouvement en question), pour que les bébés qui ont vu faire ce geste le jour avant tendent à le reproduire 24 heures après.

Contrairement aux précédentes, cette expérience contredit cette fois directement les observations de Piaget sur la genèse de l’imitation de mouvements non visibles sur le corps propre. Selon ces observations, l’imitation intentionnelle de mouvements invisibles mais déjà réalisés par le bébé — dont celui de tirer la langue — n’apparaît pas avant l’âge de 8 mois environ (cf. Piaget, 1945, chap. 2, p. 36), et l’imitation de mouvements invisibles jamais réalisés auparavant, à l’âge d’un an environ (id., p. 56). Quant à l’imitation différée de mouvements invisibles jamais effectués auparavant, Piaget ne l’a observée qu’au sixième stade de développement de l’intelligence sensori-motrice (vers 16 mois : cf. id., p. 64).

Avant de commenter les expériences spectaculaires, mais pas complètement originales [28], de Meltzoff sur l’ «imitation précoce», notons que des observations similaires ont pu être réalisées en psychologie animale, notamment avec de jeunes macaques, ainsi que l’illustre cette autre photographie trouvée sur internet [29]:

Crédit: Ferrati et al. <br />(PLoS Biology)
Crédit: Ferrati et al. (PLoS Biology)

Notons aussi que pour obtenir une telle réaction du bébé humain comme du jeune macaque il faut agir d’une manière qui est loin d’être naturelle : l’adulte doit capter l’attention du nourrisson et tirer avec insistance la langue plusieurs fois lorsque celui-ci le regarde. Il est assez peu probable que de telles manières de procéder soient présentes chez les parents de touts jeunes nourrissons humains ou macaque. Chez l’humain, ce n’est certainement pas avant 2 ou 3 mois voire plus que les parents incitent leur enfant à réaliser des actes qui se rapprochent de ceux mis en évidence par Meltzoff, où leurs sont même identiques, comme celui d’ouvrir la bouche pour recevoir de la nourriture, qui lui aussi peut donner lieu à des «imitations précoces» dans les heures ou les jours qui suivent la naissance. Mais en ce qui concerne la protusion de la langue, il est certain qu’il ne s’agit pas d’un geste usuel de la part des parents. Cela dit, quel que soit le caractère un peu énigmatique des comportements observés, il reste que, contrairement aux précédentes recherches examinées, chez le nourrisson humain comme, peut-être, chez le jeune macaque, il est cette fois difficile d’invoquer une quelconque expérience précoce ayant permis aux jeunes bébés d’acquérir de telles comportements d’ «imitation», sauf à recourir à l’hypothèse d’un apprentissage par conditionnement provoqué par l’adulte chez le bébé animal ou humain préalablement aux observations rapportées ici, explication très peu vraisemblable étant donné le contexte expérimental très contrôlé de ces observations, et surtout la présence de tels faits dans les heures et non pas les jours qui suivent la naissance. Une autre explication est également peu plausible : tirer la langue serait suffisamment courant chez les jeunes bébés pour que le hasard à lui seul suffise à expliquer qu’assez souvent, lorsqu’un adulte tire avec insistance sa langue devant le jeune bébé, celui-ci produise à son tour le même mouvement. Nous reviendrons dans un instant sur ce point. Mais pour le moment, contentons-nous d’admettre qu’une telle explication par le seul hasard parait peu vraisemblable dans la mesure où, dans les expériences où l’expérimentateur effectue soit le mouvement d’ouvrir la bouche, soit celui de tirer la langue, il y a le plus souvent concordance entre chacun de ces types de mouvements réalisés par l’adulte et les mouvements d’ «imitation» des nourrissons.

Selon Meltzoff, la conclusion la plus convaincante que l’on puisse tirer de telles «imitations précoces» de mouvements invisibles est que, dès la naissance, le nourrisson serait doté d’une compétence innée de relier deux domaines sensori-moteurs : la vision (des mouvements du visage d’autrui) et les mouvements invisibles de son propre visage (les seconds ayant une composante sensorielle de type intéro- ou proprioceptive). Une telle capacité qui restait difficile à comprendre voire à admettre lorsqu’elle a été redécouverte à la fin des années 1960 ou au début des années 1970 semble l’être certes aujourd’hui un peu moins si on la relie à la découverte récente, par les neurosciences, de l’existence de «neurones miroirs» aussi bien chez l’adulte humain [30] que chez des Macaques [31]. Ces neurones ont pour particularité d’être activé soit lorsqu’un individu réalise tel ou tel mouvement précis, soit lorsqu’il perçoit le même mouvement réalisé par un autre individu, soit enfin lorsqu’il se contente d’imaginer le mouvement en question. Dès lors, il suffit qu’un certain mouvement produit par autrui soit perçu par un de ses pairs pour que soit activé chez ce dernier le neurone-miroir intervenant dans la production du même mouvement que celui perçu chez autrui. La présence de telles neurones susceptibles d’expliquer des faits d’imitation précoce en liant directement et de manière innée la perception et l’effectuation d’un mouvement trouverait son explication du point de vue de l’évolution phylogénétique ; elle donnerait en effet prise au mécanisme darwinien de sélection naturelle de par le fait que les neurones-miroirs permettraient aux individus qui en sont porteurs de produire sans apprentissage autre que de simples ajustements, des mouvements plus ou moins directement utiles à leur survie, ou bien encore de donner lieu à une forme primitive de «communication» et un partage émotionnel innés entre individus d’une même espèce également favorable à leur survie, et donc à la reproduction de leurs gènes.

Cette explication par les neurones-miroirs est cependant loin d’être convaincante en ce qui concerne un phénomène telle que l’ «imitation précoce» de la protusion de la langue (j’y reviendrai plus loin). Il est difficile d’attribuer une quelconque valeur adaptative au geste de «tirer la langue» observés chez les nouveaux-nés par Meltzoff. D’autres gestes du visage, notamment celui d’ouvrir la bouche à la vue du même mouvement perçu sur un visage autre que le sien, ont certainement une valeur adaptative plus grande. Or, si l’ «imitation précoce» du geste d’ouvrir la bouche a également pu être observée chez le nouveau-né, cette imitation (si imitation il y a) est moins fréquente que celle de la protusion de la langue (cf. Meltzoff) ! Dans le même sens, on peut noter que les neurones-miroirs ne s’activent à la vue d’un mouvement réalisé par autrui que si ce mouvement est lui-même finalisé (geste de saisir un objet par exemple). Finalement, face au caractère décidément toujours énigmatique des faits redécouverts par Meltzoff, deux chercheurs (Moshe Anisfeld [32] et Suzan S. Jones [33], 2006, 2009) en sont arrivés à les réexaminer avec la plus grande attention ce qui les a conduits non seulement à se distancer de l’interprétation assimilant ces faits à des comportements d’imitation tels que Piaget a pu les observer à partir de l’âge de 2-3 mois (en ce qui concerne les mouvements visibles du corps propre), mais également à présenter de nouvelles observations permettant de donner une toute autre explication à la soi-disante imitation précoce de la protusion de la langue chez le nouveau-né.

Comme déjà suggéré un peu plus haut, le geste de tirer la langue appartient effectivement au répertoire des quelques comportements élémentaires qu’un nouveau-né exerce spontanément dans les heures et les jours qui suivent sa naissance (on se rappelle d’ailleurs les observations de Piaget rapportant les gestes de succion de la langue présents très tôt chez ses propres enfants). Or ce que Jones et d’autres auteurs ont découvert, c’est que les mêmes comportements de protusion de la langue sont observés chez le nouveau-né chaque fois qu’on les confronte à des stimuli qui élèvent leur niveau d’activité ou d’éveil (par exemple, lorsqu’on leur fait voir une lumière qui clignote ou entendre un passage musical). Or, comme l’avait précédemment montré Anisfeld en réanalysant minutieusement les faits les moins discutables recueillis par les tenants de la thèse de l’imitation précoce, le mécanisme d’élévation du niveau d’activation ou d’éveil («arousal»), qui lui est tout à fait compatible avec la conception piagétienne du développement sensori-moteur, permet de rendre compte de l’ensemble de ces faits observés, y compris d’ailleurs une apparente progression de la précision des pseudo-imitations par le nouveau-né de mouvements perçus chez autrui mais invisibles sur le corps propre. [34]

A supposer toutefois que, comme le font aujourd’hui encore la majorité des chercheurs, on continue à admettre non seulement les faits d’ «imitations précoces» découverts par Meltzoff mais également l’explication innéiste que celui-ci en donne et donne d’ailleurs de l’imitation en général, considérée comme un instinct, il reste un problème largement reconnu : les comportements d’ «imitation précoce» observés chez le nouveau-né tendent à disparaître dès le deuxième mois après la naissance, c’est-à-dire à peu près vers la période où Piaget commence à observer chez ses propres enfants de premières imitations intentionnelles d’actions produites par autrui (pour autant que ces actions ne correspondent pas à des mouvements invisibles du corps propre). Dès lors, toujours en supposant vraie la thèse de l’existence d’imitations chez le nourrisson, comment expliquer leur forte régression dès le deuxième mois postnatal et donc l’écart existant entre ces imitations précoces et l’âge d’apparition (vers 1 an) de l’imitation intentionnelle des mouvements invisibles, sinon en distinguant clairement ces deux types d’imitation ? Dans le premier cas on aurait affaire à une imitation reposant sur un câblage neurologique inné entre les perceptions visuelles et les centres moteurs, et donc une imitation instinctive et clairement infrapsychologique (c’est-à-dire sans aucune conscience ou intention élémentaire d’imiter[35]), certes capable, comme tout comportement inné, de se renforcer et de se perfectionner en s’exerçant, alors que ce que Piaget voit naître et se construire chez le bébé à partir de 2-3 mois environ relèverait à l’évidence d’une forme intentionnelle ou psychologique, comme le sont de manière générale les conduites de même niveau se manifestant dans des situations qui ne concernent en rien le problème de l’imitation (telles que par exemple les réactions circulaires secondaires déjà brièvement présentées dans le 2ème cours et sur lesquelles nous reviendrons). Dans la mesure où le but poursuivi par Piaget était l’étude de la naissance de l’intelligence, et subsidiairement celle de l’imitation (psychologique) conduisant à la naissance de la fonction symbolique (Piaget, 1945[36] et du langage, condition d’apparition et de développement de l’intelligence représentative que l’on examinera ultérieurement, on ne peut que conclure que pour aussi apparemment spectaculaires et instructives qu’elles soient en ce qui concerne la palette des conduites du nourrisson dans les heures et les jours qui suivent sa naissance, les expériences de Meltzoff ne contredisent en rien la conception piagétienne du développement cognitif, y compris son interprétation de la genèse de l’imitation psychologique, une fois admise la distinction entre cette dernière et l’hypothétique imitation précoce !

Cela dit, si, sous l’angle de l’interprétation que nous en donnons ici, les faits observés par Meltzoff révèlent comment des acquis de l’évolution phylogénétique tels que ceux susceptibles d’être qualifiés d’imitation précoce peuvent laisser des traces jusque dans le premier ou deuxième mois qui suit la naissance du bébé humain, et ceci alors même que de tels acquis ne peuvent servir de base à partir desquels se construiront et s’enchaîneront les schèmes d’action aboutissant à l’apparition de l’intelligence sensori-motrice, la question se pose de leur généralité. Une autre expérience rapportant des faits de portée en apparence similaire à ceux observés par Meltzoff va nous permettre d’apporter une réponse.

2ème expérience : L’imitation du mouvement d’un mouvement de l’index chez le nouveau-né.

Un autre comportement d’imitation attribué au nourrisson dans les heures et les jours qui suivent la naissance est celui de mouvement des doigts et en particulier de l’index chez le nouveau-né, mouvement qui ferait suite à la vision qu’il a du même mouvement produit par un adulte et situé dans le champ de vision du bébé (c’est-à-dire à une distance d’environ 30-50 cm). Sur la photographie ci-dessous [37], de piètre qualité et qui a été extraite des enregistrements audio-visuels réalisés par E. Nagy et ses collaborateurs (Nagy, 2005, 2007[38]):

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on perçoit le type de mouvements des doigts qu’un bébé peut produire aussi bien spontanément que lors de la vision du même mouvement produit par E. Nagy dans les jours qui suivent la naissance (le visage de l’adulte est reflété par un miroir posé derrière la tête de l’enfant). La fréquence des mouvements de l’index produits par l’enfant est plus élevée en situation de perception effective des mouvements de doigts du modèle (donc en période dite d’imitation) que dans le cas où l’adulte ne produit pas de tels mouvements. La question se pose ici de savoir si l’on a effectivement affaire à une imitation précoce s’expliquant par le mécanisme des neurones-miroirs décrits précédemment. C’est possible. Mais il est aussi possible que cette fréquence plus grande et qui s’accroit au cours du temps soit liée à un processus d’apprentissage : l’enfant peut voir ses doigts se mouvoir et cette vision peut renforcer ce mouvement de par le simple exercice des schèmes réflexes décrits par Piaget (la vision du ou des doigts se mouvant devenant l’une des composantes du complexe sensoriel global lié au schème de mouvement du ou des doigts). Voir le doigt de l’adulte bouger est similaire à la situation dans laquelle un nourrisson pleure en entendant les autres nourrissons pleurer. Pour Piaget, ce dernier phénomène relève d’un mécanisme de contagion et non pas d’un mécanisme d’imitation. Rien ne dit que cela soit différent dans le cas de la supposée «imitation précoce» des mouvements de l’index.

Remarques finales concernant les expériences postpiagétiennes sur les conduites des nourrissons

Bien des chercheurs ont conclu des expériences précédentes le caractère aujourd’hui dépassé des thèses et du cadre conceptuel proposés par Piaget à la suite de ses observations sur ses propres enfants. La plupart du temps, un rapide examen des critiques formulées à l’adresse des thèses piagétiennes révèlent de sérieuses lacunes quant à leur assimilation, notamment par rapport à la thèse piagétienne selon laquelle il y a au départ de la psychogenèse de l’intelligence sensori-motrice indifférenciation entre le sujet et l’objet (autrui compris), thèse qui n’a de sens que si l’on a en vue la signification donnée par Piaget aux notions de sujet —le sujet conscient de lui-même— et d’objet —l’objet en tant qu’existant dans l’espace et dans le temps, pour ce sujet conscient de lui-même. L’affirmation d’une telle indifférenciation entre sujet et objet n’implique nullement que les schèmes du nouveau-né ne peuvent pas s’accommoder à des complexes sensoriels que, quelques mois plus tard, le sujet devenu conscient pourra identifier comme étant des objets ou des êtres extérieurs à lui-même. L’examen que nous venons d’entreprendre de ces expériences débouche au contraire sur une triple conclusion. Premièrement, il est vrai que les faits observés enrichissent considérablement la palette des comportements que le nourrisson peut produire dans les heures ou les jours qui suivent sa naissance, et il est également vrai que certains comportements que Piaget n’observait que vers la fin du premier mois postnatal peuvent apparaître dès les premières heures ou les premiers jours qui suivent la naissance. Mais, seconde conclusion, les chercheurs qui ont réalisé ces études expérimentales ont trop souvent eu tendance à assimiler des comportements tels que la dite «imitation précoce» à des comportements qui, si l’on adopte l’approche psychogénétique, ne vont apparaître que dans des étapes ultérieures du développement. Ce faisant, ces auteurs tendent à commettre ce que l’on appelle le «sophisme du psychologue» et à négliger le précepte méthodologique d’Occam qui devrait inciter à ne pas attribuer à des phénomènes élémentaires des causes valables pour des phénomènes plus évolués. Enfin, troisième conclusion, en analysant attentivement les nouveaux faits découverts par les psychologues postpiagétiens dans leurs travaux sur les nouveaux-nés on s’aperçoit que tous, à l’exception des cas avérés d’imitation précoce, s’ils existent, peuvent s’expliquer en recourant au cadre théorique élaboré par Piaget, c’est-à-dire à la notion de schème réflexe inné, complété par les mécanismes complémentaires d’assimilation et d’accommodation par lesquels les schèmes réflexes s’améliorent et s’enrichissent, c’est-à-dire se généralisent et connaissent un début de différenciation, au cours de leur exercice répété.

Parvenu au terme de cet examen des recherches postpiagétiennes sur les compétences innées des nouveaux-nés —examen qui, s’il est exact, révèle que nous n’avons rien à gagner d’abandonner le cadre théorique élaboré par Piaget pour rendre compte de l’évolution des conduites sensori-motrices chez ses enfants—, nous pourrons reprendre lors du prochain cours l’exposé des premières adaptations acquises observées chez Jacqueline, Lucienne et Laurent, cette fois en commençant par nous pencher sur une des plus grandes conquêtes du bébé au cours des premiers mois de sa vie postnatale: la coordination des schèmes de vision et de préhension.

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[JJD1]Voilà cependant un extrait qui montre que dans certaines conditions, les mouvements globaux des bras peuvent être assez tôt orientés vers une cible (nous reviendrons sur ce point dans notre prochain cours, lors duquel nous rapporterons les étapes de coordination psychologique entre les schèmes de vision et de préhension):

«Les mouvements du nouveau-né ont généralement un aspect incohérent, affectant l’ensemble du corps, ou un ou plusieurs membres simultanément et sans coordination apparente. Mais récemment un autre type de motricité appelée motricité libérée (Grenier) a été décrite chez des nouveau-nés âgés, de 10 à 30 jours. Pour la mettre mettre en évidence, le bébé est maintenu en position assise et sa nuque est soutenue par la main de l’examinateur pendant environ 30 min. Si un objet est alors présenté au bébé, celui-ci le fixe intensément puis essaie de l’atteindre (39 % des observations) et parfois réussit à le saisir de manière répétée (19 % des observations) par des gestes précis et non « parasités » par des mouvements incohérents, En outre ce procédé permet à I’examinateur dans presque tous les cas d’obtenir l’impression d’une communication intense avec le bébé.»

(Psychopathologie du nourrisson et du jeune enfant: développement et … Par Philippe Mazet,Serge Stoléru, p. 21)

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[1] Les mécanismes perceptifs : modèles probabilistes, analyse génétique, relations avec l’intelligence. Paris : P.U.F., 1972 (2e édition).

[2] 1933. La genèse de l’hypothèse. Archives de psychologie, 1933, 24, pp. 1‑155.

[3] Comme nous le verrons, ce n’est qu’au quatrième stade de cette naissance qu’apparaissent les premières conduites proprement intelligentes, entendues au sens d’une coordination des moyens et des fins reconnus comme tels. Mais, tout étant affaire de définition, nous pouvons reconnaître comme intelligentes les conduites des étapes précédentes dans la mesure où le mécanisme d’adaptation comportementale que l’on y observe annonce la construction de ce mécanisme de coordination des moyens et des fins qui caractérise cette première forme d’intelligence qu’est l’intelligence pratique.

[4] On sait aujourd’hui que de telles conduites peuvent déjà connaître un début de différenciation dans les semaines qui précèdent la naissance. Mais déjà dans son ouvrage de 1936 Piaget mentionnait des expériences de conditionnement effectuées chez le fœtus, qui impliquent l’acquisition de comportements susceptibles d’appartenir à la deuxième étape de formation de l’intelligence. Je reviendrai ultérieurement sur ce que de tels faits impliquent en ce qui concerne la notion de stade de développement utilisée en psychologie génétique. Mais en ce qui concerne leur impact sur le cadre interprétatif élaboré par Piaget pour rendre compte des conduites observées chez ses enfants dans les jours et les semaines qui ont suivi leur naissance, ce qui découle de ces observations sur les comportements du fœtus n’est pas tant une remise en question qu’une extension de ce cadre à ces comportements. Un premier pas dans ce sens avait été fait par Claude Monnier dans un bref article publié dans les Archives de psychologie (1976, pp. 97-102).

[5] A ce niveau, le nouveau-né n’est pas encore maître de ses schèmes en ce sens qu’il n’a pas encore acquis les «métaschèmes» de recognition, d’action et de régulation lui permettant d’activer, de suspendre, etc., les actions primaires (au sens de P. Janet).

[6] En informatique, le logiciel (ou «software») désigne un programme ou une liste d’instructions informatiques décrivant et organisant la suite des actions de calcul, de mise en mémoire, de lecture des informations contenues en mémoire d’un ordinateur, alors que le matériel désigne les circuits et les puces électroniques réalisant physico-chimiquement cette liste d’instruction. Cf. G. Cellérier, Structures cognitives et schèmes d’action I, Archives de psychologie, 1979. Cet article est disponible sur le site de la Fondation Jean Piaget :
http://www.fondationjeanpiaget.ch/fjp/site/textes/index_litt_sec_alpha.php.

[7] Piaget identifie souvent dans ses écrits la psychologie à la science du comportement entendue au sens le plus général, qui peut aller jusqu’à inclure les comportements des cellules vivantes. Nous prenons cependant ici la notion de psychologie dans un sens plus étroit, en la liant explicitement à la notion de conscience : en ce sens une activité comportementale ne prend une dimension psychologique que lorsqu’une activité consciente, aussi élémentaire, soit-elle, intervient dans le fonctionnement comportemental. Dans le présent contexte, nous supposons que la sensation de plaisir éprouvée par le nourrisson contribue à renforcer l’activité du schème réflexe, qui prend dès lors une dimension psychologique (la correspondance que nous établissons ici entre les notions de psychologie et de conscience laisse complètement ouverte la question de savoir à quel niveau de la vie on décide d’attribuer une activité consciente et sur quelle base est prise une telle décision).

[8] Ce détachement partiel du schème de succion par rapport au schème de nutrition n’est pas décrit tel quel dans l’ouvrage de 1936 sur «La naissance de l’intelligence chez l’enfant». Nous poussons sur ce point l’analyse un peu plus loin que ne l’a fait alors Piaget, qui en se centrant directement et essentiellement sur l’activité de succion observée chez le nourrisson n’a pas éprouvé le besoin de préciser son rapport avec l’activité de nutrition, ou plus précisément de tétée, dans laquelle la succion est initialement englobée. La présence de la succion du pouce chez le fœtus justifie cependant en un sens la position de Piaget considérant le schème de succion comme séparé dès la naissance et même avant du schème de nutrition auquel il contribue par ailleurs.

[9] Il faut insister ici sur ce qu’implique la saisie d’un objet au sens strict du terme. Toute une part des analyses faites par Piaget sur le développement de l’intelligence sensori-motrice a pour but de montrer comment ce n’est qu’au terme d’une longue construction que le bébé assimile ce qu’il perçoit à des objets ou des réalités extérieures, situés dans l’espace et dans le temps. C’est là une contribution absolument majeure de Piaget non seulement à la psychologie du développement cognitif mais également à l’épistémologie, contribution sur laquelle nous reviendrons dans la suite.

[10] A noter ici cette acceptation plus étroite de la notion de psychologique au moyen de laquelle Piaget distingue ce qui relève d’un système de «purs réflexes» et ce qui relèvent d’une conduite proprement psychologique. Nous insistons ici sur cet écart entre comportement et conduite, que bien des chercheurs n’ont pas pris en considération dans leur critique de la conception piagétienne des premières étapes de la naissance de l’intelligence.

[11] Lorsque dans certains textes (par exemple dans Mes idées, 1977, p. 71) Piaget affirment qu’il n’y a pas de sujet (ni d’ailleurs d’objet) dans les premières étapes du développement sensori-moteur, il ne veut pas dire qu’un sujet n’est pas déjà présent, mais que ce sujet n’est pas encore conscient de soi, c’est-à-dire qu’il n’y a pas encore de sujet pour le sujet alors en germe (pas d’objectivation de soi). Ce qui fait défaut au début de la vie mentale, c’est donc la présence d’un sujet ayant commencé à prendre conscience de lui-même en tant que sujet.

[12] En ce qui concerne le schème de préhension, nous le retrouverons plus loin en examinant l’évolution de la coordination des schèmes de vision et de préhension.

[13] W. Preyer (1841-1897) est, avec J.-M. Baldwin (1861-1934), l’un des rares premiers psychologues du développement sensori-moteur sur lesquels Piaget a pu trouver un solide appui pour initier ses propres observations sur la naissance de l’intelligence sensori-motrice.

[14] La mention de ce comportement inné de «tourner la tête» vers une source lumineuse démontrent que, pour Piaget, les conduites innées ne se limitent pas à la seule nutrition.

[15] C’est par exemple le cas d’une forme primitive de coordination entre la vision d’un objet et le mouvement de tendre les bras et les mains pour s’en saisir, mouvement qui n’apparaît que dans des conditions précises. Nous reviendrons sur cet exemple lorsque nous examinerons le développement de la coordination psychologique de la vision et de la préhension tel que Piaget l’a observé chez ses enfants, dans les 6 mois suivant leur naissance.

[16] Par «tableaux sensoriels» Piaget entend des complexes de sensations extéroceptives (visuelles ou auditives) reconnus par l’enfant, qui, tout en étant différenciés les uns des autres et correspondant donc à des schèmes de perception différenciés ou en voie de différenciation, ne sauraient déjà être identifiés à des objets, dans la mesure où pour être reconnu comme tel, un objet dépend de la construction de catégories telles que celle de causalité, ainsi que de schèmes d’assimilation spatiaux-temporels, construction qui, comme on le verra par la suite, ne débute qu’avec les conduites du troisième stade de développement de l’intelligence sensori-motrice.

[17] Cette réinterprétation s’inscrit dans le prolongement de la révolution kantienne en philosophie de la connaissance, révolution qui, pour expliquer l’adéquation des sciences, et notamment de la physique newtonienne à la réalité physique, ainsi que pour expliquer et justifier l’objectivité des sciences mathématiques et physiques, renversait la primauté accordée à l’objet pour se centrer sur le rôle du sujet dans la construction de cette réalité perçue et conçue.

[18] On a là un phénomène dont il faut souligner l’importance : le mécanisme d’acquisition s’enrichit et se transforme en raison même de la progression des conduites nouvelles qui en résultent.

[19] Notons au passage qu’il est possible d’étendre aux comportements de succion aujourd’hui observés chez les fœtus les observations et l’interprétation que donne ici Piaget de l’acquisition du schème de succion chez son fils Laurent.

[20] Lors d’un entretien, Piaget affirmera de manière un peu curieuse que, pour lui, le fonctionnement du cerveau relève de l’inné. Une telle prise de position s’éclaire au moins en partie si on a en vue l’opposition entre type de coordination purement réflexe et type de coordination psychologique. En pareil cas, c’est au niveau de la réalité exclusivement neurophysiologique et non pas encore psychologique qu’il convient de rechercher l’explication à la coordination en question. Or, une fois mise entre parenthèses l’impact des coordinations psychologiques et autres mécanismes supérieurs d’acquisition psychologique sur l’organisation du système nerveux, les lois générales de fonctionnement de ce système relèvent en effet de l’inné et non pas de l’acquis.

[21] Rappelons ici la raison pour laquelle nous utilisons assez systématiquement la notion (et le terme) de schème, plutôt que celui d’action ou de conduite : alors qu’une action ou une conduite est terminée et n’est pas conservée une fois le but atteint, les schèmes d’action (entendus au sens le plus large, qui inclut les schèmes de perception) se conservent (engrammés dans le cerveau) et s’enrichissent progressivement lors de leurs activations successives, leur conservation étant similaire à celle de tout organe purement biologique, qui ne disparaît pas lorsqu’il n’est plus en action.

[22] On reconnaît à nouveau ici les conduites de régulation ou d’action secondaire dont parlait Janet en lien avec son tableau de la hiérarchie des conduites.

[23] Voir par exemple l’ouvrage de D.O. Hebb, Organization of Behavior (1949) dans lequel l’auteur décrit avec précision comment des groupes de neurones peuvent se connecter les uns aux autres en fonction des stimulations hautement répétitives subies par l’organisme lors de sa confrontation avec le milieu. On sait aujourd’hui créer des cerveaux artificiels dont les composants obéissent aux mêmes lois d’association et qui sont donc dotés des mêmes capacités d’apprentissage élémentaire que celles que l’on peut attribuer aux neurones. Tout un courant des sciences cognitives contemporaines, le connexionnisme, s’inscrit en filiation des travaux de Hebb sur l’apprentissage neuronal.

[24] Postface au numéro spécial édité par les Archives de psychologie à l’occasion du 80ème anniversaire de Piaget.

[25] « Le pluriconstructivisme, éléments théoriques », texte disponible sur le site de la Fondation Jean Piaget:
http://www.fondationjeanpiaget.ch/fjp/site/textes/index_litt_sec_alpha.php.

[26] On peut visionner sur YouTube des expériences similaires réalisées chez des nouveaux-nés dans les heures qui suivent leur naissance.

[27] Nous utilisons ici des guillemets pour indiquer que si imitation il peut y avoir du point de vue de l’observateur adulte, il est selon nous très peu probable que les bébés de quelques jours aient conscience d’imiter et que l’on ait affaire à une véritable conduite d’imitation psychologique, si tant est qu’il y ait imitation.

[28] Pour spectaculaires qu’ils soient, ces constats ne sont pas complètement nouveaux, d’autres psychologues, dont Preyer en 1882 (Die Seele des Kindes: Beobachtungen über die geistige Entwicklung des Menschen in den ersten Lebensjahren, trad. fr. 1887) et Zazzo en 1945 (cf. Zazzo, 1957) ayant eux aussi observés l’ «imitation précoce» de la protusion de la langue chez de jeunes enfants.

[29] http://www.plosbiology.org/article/info:doi/10.1371/journal.pbio.0040311. (Credit: Ferrari et al. / PLoS Biology)

[30] Voir par exemple Decety, Chaimande, Grèzes & Meltzoff, A pet exploration of the neural mechanisms involved in reciprocal imitation »,Neuroimage (2002), 15, 265-272.

[31] Gallese et al., Action recognition in the premotor cortex, Brain (1996), 119, 593-609

[32] Moshe Anisfeld, Only Tongue Protrusion Modeling Is Matched by Neonates, Developmental Review (1996), No Compelling Evidence to Dispute Piaget’s Timetable of the Development of Representational Imitation in Infancy, in Susan Hurley and Nick Chate eds., Perspectives on Imitation, MIT Press, vol. 2, 2005, pp. 107-131 .Susan S. Jones, Infants learn to imitate by being Imitated, International Conference on Development and Learning , Bloomington, Indiana, June, 2006, et The development of imitation in infancy, Phil. Trans. R. Soc. (2009), 364, 2325-2335.

[33] Susan S. Jones, Exploration or imitation? The effect of music on 4-week-old infants’ tongue protrusions. Infant Behavior & Development(2006), Vol. 29, No. 1, pp. 126-130.

[34] Le caractère apparemment privilégié du mouvement de protusion de la langue par rapport à d’autres mouvements tels que celui d’ouvrir la bouche peut s’expliquer par le lien que ce mouvement a avec le schème acquis de succion de la langue, générateur de plaisir pour l’enfant. En situation d’éveil, ce schème (et donc ce mouvement) aurait dès lors tendanciellement tendance à se produire plus souvent que d’autres schèmes.

[35] Qualifier, comme le fait Meltzoff, d’intentionnelle l’imitation observée chez le bébé de quelques jours nous paraît relever de ce «sophisme du psychologue» qui est propre à des auteurs qui attribuent sans nuance aux très jeunes enfants des capacités nécessitant un degré plus élevé de construction des conduites psychologiques. Ce sophisme là nous ramène à la préhistoire de la psychologie, c’est-à-dire à l’époque où les adultes concevaient les bébés, les animaux et les dieux à leur image d’adultes…

[36] Pour Piaget, la fonction symbolique a pour charge de représenter un objet ou un événement au moyen d’un signifiant non arbitraire, c’est-à-dire d’un symbole (image mentale, dessin, geste d’imitation, etc.) clairement différencié de l’objet ou de l’événement ainsi représenté (ceci contrairement à des signifiants tels que des indices, qui ne sont pas physiquement séparés de la réalité qu’ils désignent). Ensembles la fonction symbolique et ce moyen conventionnel de représentation qu’est le langage (dont l’acquisition s’appuie pour une part également sur l’imitation) constituent la fonction sémiotique représentative.

[37] http://www.cleftsis.scot.nhs.uk/documents/minutes/2008_dr_zeedyk.pdf

[38] Nagy, E., Compagne &al. (2005). Index finger movement imitation by human neonates: Motivation, learning and left-hand preference.Pediatric Research, 58, 749–753. Nagy, Kompagne &al. (2007), Gender-Related Differences in Neonatal Imitation. Infant and Child Development, 16, 267-276.

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